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laisserait point partir. Alors je lui dis que j’avais changé d’avis, et que je restais : et l’aubergiste m’approuva, et nous redevînmes bons amis. Mais depuis ce moment j’avais compris que je n’avais plus d’autre ressource que la course.

J’ai toujours considéré, — et bien justement, — comme un bonheur que l’aubergiste, ce jour-là, ne fût pas levé au moment de mon départ : sans quoi, probablement, mon passeport aurait eu à enregistrer quelque chose d’autre que la condamnation pour vagabondage qui s’y trouvait déjà ; car, si l’aubergiste avait voulu m’empêcher de partir, sûrement je me serais défendu, et sans doute il aurait pris la chose au sérieux, et moi aussi ; et, en tout cas, ce n’est pas de l’argent qu’il aurait eu de moi, encore que j’eusse gardé dans ma poche ma dernière paie. À ce moment-là, en effet, je ne pensais plus à cet autre monde dont on m’avait appris l’existence à l’école, et dont Jésus-Christ nous a tant parlé ; et je n’étais plus du tout comme j’avais été naguère, quand j’avais quitté Eisleben, et que j’avais préféré laisser à ma mère les deux thalers que je me réservais pour mon voyage. Non, non, tout cela était passé : on m’avait bien déshabitué déjà de toutes ces histoires.


Hélas ! Je vois bien que tout cela est décidément intraduisible. Il y manque ce qui en fait dans le texte allemand le principal attrait, la langue de l’auteur, ses inversions et ses répétitions, le mélange constant qu’il met dans son style de tournures bibliques et d’expressions populaires. Et ce ne sont pas non plus, je le crains, ces citations écourtées qui permettront aux lecteurs français d’apprécier un talent narratif fait surtout d’abondance et de variété. Mais Je ne saurais songer à citer davantage, ayant encore, forcément, quelques mots à dire des conclusions qu’on a prétendu tirer du récit de Fischer.

Lorsque j’ai affirmé tout à l’heure que ce récit n’avait aucune portée générale, j’entendais simplement qu’à coup sûr il n’en avait eu aucune dans l’esprit de l’auteur ; mais cela ne signifie nullement que pour nous, aujourd’hui, il n’en puisse pas avoir. L’ex-terrassier ne s’est évidemment pas demandé une seule fois si les faits de sa vie, tels qu’il nous les exposait, auraient de quoi instruire un lecteur étranger et fournir matière à ses réflexions ; mais il n’y a point de faits authentiques dont l’exposé n’ait de quoi nous instruire, et ceux-là méritent d’autant plus de s’imposer à nos réflexions qu’ils sont d’une réalité plus directe et moins apprêtée. Aussi bien est-ce sans doute la portée générale de l’autobiographie de Fischer, autant et plus que son mérite littéraire, qui aura décidé M. Gœhre à en entreprendre la publication. L’écrivain socialiste nous dit lui-même, dans sa préface, que l’ouvrage qu’il nous offre est un document sociologique d’une valeur considérable, nous renseignant mieux que tous les