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qu’un grand artiste soit juste pour les autres. Ce qui le fait grand, c’est une manière très personnelle de voir et de sentir, qui le rend nécessairement assez exclusif dans sa façon de regarder la nature et de comprendre son art. Un sens critique très développé est rarement une force pour la création, et l’école des Carrache est là pour démontrer qu’à vouloir mettre dans une œuvre trop d’intentions et de qualités souvent peu conciliables, on n’aboutit qu’à la rendre insignifiante et banale. Quant à l’artiste médiocre, on le juge incapable de comprendre les talens qui le dépassent et, à plus forte raison, de s’élever par la pensée jusqu’à ces régions supérieures où plane le génie.

Mais d’abord, parmi les plus grands maîtres, s’il en est de très personnels, uniquement absorbés dans leur production, n’y en a-t-il pas d’autres d’un esprit plus ouvert, plus compréhensif, plus capables de sortir d’eux-mêmes ? L’exemple de Delacroix ne saurait être indifférent, et la justice qu’il rendait, nous l’avons dit, à des talens et à des génies très opposés au sien, les raisons justes et parfois très personnelles qu’il donnait d’admirations qui chez lui semblent si imprévues, suffiraient à prouver qu’il n’est pas impossible à un grand artiste d’être équitable envers ses confrères. Combien d’autres, au surplus, excellèrent à parler de leur art, et, même chez les moins expansifs, quelle attention prête la critique, quelle importance elle attribue aux rares propos sortis de leur bouche et aux moindres jugemens portés par eux ! Avec quel soin ils ont été pieusement recueillis par leurs biographes ou commentés par les historiens, comme résumant leurs doctrines ou manifestant leurs aspirations ! Ce sont tant de vues profondes ou ingénieuses formulées en traits lumineux par Léonard, c’est la certa idea de Raphaël, ce sont tous ces propos, vrais ou apocryphes, de Michel-Ange, de Dürer, de Poussin, ces artistes d’un esprit si philosophique, voire de Rembrandt, le plus silencieux des peintres, propos sur lesquels les écrivains d’art ont depuis si longtemps vécu, qu’ils ont ressassés à plaisir, traduits à leur manière, en les accompagnant d’explications aventureuses qui auraient parfois bien étonné ceux mêmes auxquels ils sont attribués. Quel que fût chez Fromentin le talent du peintre, — et ce n’est pas nous qui songerions à le déprécier, — celui du critique était, à notre avis, chez lui bien supérieur encore et tout à fait de premier ordre. C’est cependant la pratique de son art qui lui a permis de parler de cet art comme il l’a fait.