Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 20.djvu/151

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’était vers la fin de l’hiver de 1662. Turenne s’assit au coin du feu et entama des protestations de tendresse. « Comme je suis brusque, je lui dis : « De quoi est-il question ? » Il me répondit : « Je veux vous marier. » Je l’interrompis et lui dis : « Cela n’est pas facile ; je suis contente de ma condition. — Je vous veux faire reine ; mais écoutez-moi ; laissez-moi tout dire, et puis vous parlerez. Je vous veux faire reine de Portugal. — Fi ! me récriai-je, je n’en veux point. » Il reprit : « Les filles de votre qualité n’ont point de volonté ; elle doit être celle du Roi. »

Le monarque qui faisait crier « Fi ! » à Mademoiselle s’appelait Alphonse VI et n’avait pas encore vingt ans. A vingt-trois, l’abbé de Saint-Romain, notre envoyé en Portugal, rapportait qu’il ne savait encore ni lire ni écrire[1]. En revanche, « il tirait les oreilles et arrachait les cheveux du premier venu, » et c’était dans ses bons jours ; dans les mauvais, il frappait « des pieds, des mains et de l’épée tous ceux qui le fâchaient, indifféremment. » Ses sujets n’osaient plus sortir de nuit dans les rues, parce que l’un de ses divertissemens était de les « charger brusquement » dans l’obscurité, et d’essayer de les embrocher. De sa personne, Alphonse VI était un gros petit tonneau, à moitié paralysé d’une jambe, « goulu et malpropre, » presque toujours ivre, et vomissant alors « après ses repas. » Il portait « six ou sept habits » les uns sur les autres, parmi lesquels « un jupon de trois cents taffetas piqués à l’épreuve du pistolet. » Sur la tête, un béguin retombant jusqu’aux yeux, plusieurs calottes par-dessus ce béguin, dont une « à oreilles, » et un « bonnet à l’anglaise » sur le tout. « Son corps, poursuivait l’abbé, sent naturellement mauvais, et il a toujours des ulcères sous de grands doubles ou replis de peau qui se font en divers endroits de sa personne, et il serait impossible de souffrir toutes ces puanteurs ensemble, s’il ne se faisait laver le corps une fois par jour en hiver, et deux fois dans les autres saisons… » La peur l’obligeait à faire « toujours coucher dix-sept personnes » dans sa chambre, « et, pour achever la cassolette, sa chaise, qui n’est pas une chaise inutile, demeure nuit et jour dans la ruelle de son lit. »

Turenne, cependant, s’efforçait de dorer la pilule. Il exposa à Mademoiselle combien il serait utile au Roi, et pour quelles

  1. Mignet, Négociations relatives à la succession d’Espagne.