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occupé seulement de ses livres et de ses cornues ! Et ils l’ont brûlé, là-bas, la populace et ses prêtres !

N’est-ce donc point chose permise de distiller des poisons ? C’est une science et un art, comme les autres sciences et les autres arts. Je vends ma marchandise à qui veut me l’acheter, et sans jamais en demander qu’un bénéfice des plus modérés. Que fais-je donc d’illégal, de malhonnête ? Que me reproche-t-on ?

On dit que les empoisonnemens deviennent de plus en plus nombreux dans la contrée, et que la faute en est à moi, qui vends des poisons… Hé ! que sais-je de l’usage qu’on fait de mes poisons ? Et pourquoi me soucierais-je de le savoir ? Ma vie est régulière et paisible comme celle d’un saint moine. Je paie exactement mes impôts, et personne ne frappe à ma porte sans recevoir une aumône. Rien de répréhensible ne se passe sous mon toit. Que veut-on de plus ?


Et il y aurait encore à signaler plus d’une œuvre curieuse, parmi celles qu’a publiées M. Jœrgensen depuis son Livre de route, plus d’une œuvre où se retrouve ce qui fait, à mon avis, le trait le plus original de son tempérament littéraire : le mélange constant d’une pensée philosophique très hardie, très nette, parfois même paradoxale dans l’excès de sa rigueur, avec un style poétique tout en images rêveuses et flottantes, un véritable style d’impressionniste en même temps que de Scandinave. Mais ni Le dernier Jour, ni Les Ennemis de l’Enfer, ni une délicieuse chronique siennoise, Le Feu éternel, racontant la fondation par Jean Colombini de l’ordre des Jesuates en 1355, rien de tout cela ne me paraît égaler, à la fois en portée morale et en vérité d’observation ou d’analyse psychologique, un roman de mœurs danoises contemporaines, Eva, dont, à défaut du texte original, on peut lire une très agréable traduction allemande. C’est l’histoire d’un jeune poète, Hans Byerre, qui d’abord nous est montré chantant et causant, par une claire nuit d’été, dans le petit salon de son ami le médecin Fœrsom. Un peu ivre du vin qu’il a bu, et grisé encore par les beaux yeux de la femme de son ami, Byerre s’exalte dans son nietzschéisme jusqu’à regretter que l’on ne puisse pas découvrir un sérum capable d’immuniser à jamais l’âme danoise contre l’infection du dogme et de l’esprit chrétiens : car son ami lui a confié son rêve de découvrir un sérum de ce genre pour la prévention des maladies du corps.


Tous les microbes du moyen âge subsistent encore dans notre société, abrutie par des siècles de religion et de morale, s’écrit le jeune enthousiaste : et ni la critique biblique ni le darwinisme n’ont pu réussir à en avoir raison ! Le seul remède serait quelque chose dans le genre de ton sérum, un