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presque illimitée du droit de suffrage : on ne conteste pas les faits, on ne peut que les constater : or, le suffrage universel est un fait ; mais le régime parlementaire en est un autre ; et comment ne pas reconnaître que, bien qu’un des objets principaux de la politique semble être aujourd’hui de les concilier et de les confondre, ces deux faits sont pourtant différens et, dans une certaine mesure, contradictoires ?

Assurément ce n’est pas sans raison qu’on récriminait autrefois contre l’esprit de classe, « cette malédiction de l’Angleterre ; » — de Bentham à John Stuart Mill, tous les auteurs répètent la même protestation ; — et ce n’est pas non plus sans raison qu’elle trouvait par-delà le détroit, dans toute l’Europe continentale, un écho retentissant. Mais pourtant, n’est-ce pas précisément sur la classe, sinon sur l’ordre, qu’était fondé le régime parlementaire anglais et de type anglais ? L’ancienne société anglaise acceptait et consacrait, plus que la prédominance, la domination absolue d’une classe aristocratique ; domination aussi bien politique qu’économique ; et le régime parlementaire anglais en portait la trace profonde : « L’intérêt terrien a seul le droit d’être représenté ; quant à la canaille, qui n’a que des biens meubles, quelle prise a la nation sur elle ? » disait, dans son résumé au jury le lord-justice Clerk à la Haute Cour de justice d’Edimbourg, lors du célèbre procès de Muir, en 1793[1].

Et il n’était encore question que de « la canaille qui a des biens meubles ; » que serait-ce plus tard, quand tant de révolutions et d’agitations rouleraient jusqu’aux portes du Parlement l’immense flot de « la canaille » qui n’a même pas de biens meubles ! Au reste, cette classe aristocratique, à qui seule, pour ainsi dire, appartenait la représentation, n’était pas, quoique fermée, radicalement impénétrable ; si un homme s’élevait par son travail, rien n’empêchait qu’il fût admis dans la classe dirigeante ; il passait, mais la herse du château fort retombait aussitôt sur lui. C’était quelque chose d’analogue à ce qui se vit, sous Louis XIV et sous Louis XV, en France, où l’on citerait des exemples de gens de commerce anoblis. Exemples qui ne sont que des exceptions, et qui n’entament pas la règle. La règle, — c’était bien une règle, et c’était celle du régime parlementaire, — demeurait que, non pas même les aristocrates terriens, mais la

  1. Voyez M. Ostrogorski, la Démocratie et l’organisation des partis politiques, I, p. 5.