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Renouvelé en son fondement ou en ses fondations, il faudra que le régime se renouvelle tout entier, jusqu’aux moindres détails de son fonctionnement. Autrefois, quand il y avait une classe représentante, une classe représentée, et qu’il n’y en avait qu’une, la force et la distribution de la force étaient les mêmes au dedans et au dehors du Parlement. Avec le suffrage universel, la force est exclusivement au dehors, et l’on n’agit, même à l’intérieur du Parlement, que sous une pression et par une impulsion extérieures. Il faut capter cette force au dehors, l’amener au dedans, la faire passer dans la chaudière parlementaire, l’y transformer en mouvement et en travail. La production législative est naturellement beaucoup plus abondante, beaucoup plus riche, en quantité, sinon en qualité. Tandis que lord John Russell avait pu faire remarquer, en certaine circonstance, à la Chambre des communes, qu’il n’y avait pas un seul acte législatif qu’on pût mettre à l’actif de lord Chatham, le ministre le plus puissant du XVIIIe siècle, en revanche, dans les vingt années qui suivirent le Reform bill, le Parlement a voté beaucoup plus de lois, et de lois importantes, que dans les cent vingt années qui avaient précédé ce bill de réforme. L’introduction du suffrage universel dans l’ordre politique équivaut donc bien à l’introduction de la vapeur dans l’ordre économique : l’une et l’autre ont inauguré le règne de la machine. Dans l’ordre politique et pour ce qui touche au régime parlementaire, pour ce qui fait la vie des partis, de ses trois élémens essentiels : le chef, le programme, la discipline, ce dernier élément, la discipline, se change en une sorte d’automatisme, en une espèce de branle transmis ; le deuxième, le programme, se réduit à être le plus fort en étant le plus nombreux ; le troisième enfin, qui est peut-être le premier et le plus nécessaire, le chef, n’est pas éliminé, aboli, mais se déplace. Le chef, dorénavant, ce n’est pas le leader officiel, l’orateur, l’homme d’Etat du parti : c’est tout bonnement le mécanicien, pour ne pas dire le chauffeur ; et ce chef, tout-puissant de la puissance de la machine, pour peu que l’occasion s’y prête, pourra devenir bien plus que n’était le chef au temps du leadership, plus qu’un maître, le maître, le « prince » de la démocratie. — Nous essaierons peut-être un jour de tracer le plan de la machine et d’esquisser le portrait du mécanicien.


CHARLES BENOIST.