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tarda pas à être entourée d’une foule complaisante de généreux adorateurs. L’un d’eux, appelé à l’Intendance des Colonies, l’emmène à la Martinique, puis, là-bas, l’égaré dans les Antilles, au-delà des mers. Elle devient marchande de modes à Saint-Domingue ; puis, les nègres ne lui plaisant point, reparait sur l’horizon parisien au commencement de l’année 1754. On la voit alors, suivie partout de deux grands nègres, habillés de bleu, et fournie d’un laquais, de deux femmes de chambre, et d’un carrosse de remise au mois qui l’annoncent sur le pied d’une très riche Américaine. Dès lors, tout ce que Paris et Versailles renferment d’illustre est à ses pieds. C’est le comte d’Esparbès, le marquis de Souvré, le marquis de Jonsac, le chevalier de Bezons, le marquis de Seignelay, le marquis de Ximénès, le comte de la Villegagnon, M. de Puységur, le duc de la Trémoille, M. de Viarme, M. Thiroux de Montregard et nombre d’autres dont les noms ont échappé aux recherches pourtant si minutieuses de l’habile policier.

Mais au milieu de tous ces hommages, malgré l’enivrement de tous ces succès, le cœur de Marguerite Brunet avait parlé ; la jolie fille s’était « assottée » d’un beau gars, acteur sans talent, sans esprit, sans courage, mais doué d’une jambe bien faite et d’un imperturbable aplomb. Il se nommait Bourdon et était connu au théâtre sous le nom de Neuville.

C’est cette liaison qui lança la Montansier dans la voie du théâtre. Tout d’abord, pour pouvoir y paraître à côté de son cher Neuville costumé en héros, elle s’essaya dans la tragédie ; mais un accent gascon assez prononcé lui ayant valu, dans Phèdre, un éclatant succès de fou rire, elle eut la sagesse de ne point insister et de ne s’occuper désormais de théâtre que comme directrice. De là date cette association Montansier-Neuville, troublée parfois par de terribles et même sanglantes discussions, mais si solide et si persistante pourtant qu’elle ne devait s’éteindre qu’avec eux.

La Révolution avait surpris les deux associés dirigeant en commun les théâtres de Versailles et de Rouen ; la proclamation de la liberté des théâtres les rappela à Paris, en cette salle du Palais-Royal, luxueusement aménagée par eux, et où l’habile Montansier eût bien désiré — si son âge le lui eût permis — jouer avec Dumouriez le rôle d’une nouvelle Favart auprès d’un nouveau maréchal de Saxe.


En pénétrant en Belgique, chez cette nation voisine et amie qu’ils prétendaient affranchir de la domination autrichienne, les Français se faisaient précéder de proclamations enflammées : « Frères et amis,