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tragique sur lequel avaient disparu Drouet et Guillaume, était tout calme et désert : le cabriolet dans lequel, préparés aux pires incidens, se tenaient Romeuf et Bayon, montait lentement les côtes d’Argonne : à deux heures et demie du matin, il traversait le village des Islettes où tout dormait. C’était l’heure où, dans ce pays de bois et d’étangs, le ciel au loin devient rose dans l’entrebâillement des collines, tandis que de longues buées traînent dans la vallée de Biesme, encore pleine d’ombre. Il faisait petit jour quand le cabriolet s’arrêta, à trois heures, devant la poste de Clermont[1].

Là, aussitôt un groupe se forme, dragons demi-ivres, bourgeois curieux, paysans inquiets, tous semblent très animés : un homme s’avance à la portière, s’annonce aux voyageurs comme étant membre du directoire du district. Romeuf aussitôt décline son nom, l’objet de sa mission et interroge : Clermont n’a pas dormi ; la veille au soir, dès le départ de la berline d’autant plus suspecte qu’un demi-escadron de dragons était posté là pour l’attendre, la municipalité a exigé le désarmement des soldats. En dépit d’une très vive résistance de leur chef, le colonel de Damas, la troupe a déposé ses armes ; Damas s’est enfui avec quelques sous-officiers et le district a aussitôt expédié à Varennes un cavalier de gendarmerie[2]pour aviser la municipalité de l’arrivée de cette voiture dont le passage avait causé tant d’émoi. Or, ce cavalier vient de rentrer tout courant à Clermont, annonçant que les Varennois ont arrêté la berline et que les voyageurs qu’elle contenait sont prisonniers. — Qui sont-ils ? — On ne sait pas : sans doute des personnages de la plus haute considération. — Prisonniers ! Où Varennes ? — A trois fortes lieues sur la traverse de Stenay. — Vite, Romeuf demande des chevaux, on presse le relais. Voilà qu’arrive, au triple galop, poussant des cris, un cavalier qui saute à terre et dont le cheval, aussitôt traîné à l’écurie, s’abat, fourbu, terrassé sur la litière. L’homme peut à peine parler ; il a l’air fou ; on le reconnaît pourtant, c’est un chirurgien de Varennes, Mangin : il raconte, à mots entrecoupés : « Le Roi, la Reine, le petit Dauphin sont à Varennes. La population les garde, mais les hussards… l’armée de Bouillé… Royal-Allemand sont là, tout proches, pour les enlever ; on va se

  1. Extrait des registres des délibérations du directoire du district de Clermont. Archives parlementaires, XXVII, 480.
  2. Nommé Lenian. Archives nationales D XXIXb 37-386.