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à un financier, Crozat, en reconnaissance des services rendus par lui à la couronne durant la guerre de la Succession d’Espagne ; et ensuite en permettant à Law de gager sur de fabuleuses richesses (qu’on savait parfaitement n’y point exister) la colossale duperie de la rue Quincampoix. Il restait quelque chose de cette vieille croyance à l’Eldorado qui avait poussé vers le Nouveau Monde tant de vaines hardiesses et avait fait périr Soto d’inanition et de fatigues dans les solitudes mississipiennes, après trois ans d’inutiles labeurs. En Europe, on pouvait d’un mot réveiller cette croyance. En Louisiane, elle prenait des allures vraisemblables, sans cesser d’exercer une néfaste influence ; au lieu de palais enchantés, on cherchait des mines ; l’agriculture passait pour un pis-aller, auquel on eut recours tardivement et que, de Paris, les autorités ne songeaient guère à encourager. Elles avaient d’autres soucis. Du reste, qu’eût-on fait des produits obtenus, puisqu’il n’existait que des débouchés de contrebande ? Il eût fallu négocier à Madrid quelque arrangement commercial de nature à ouvrir aux Louisianais les marchés de la Floride et du Mexique, et c’était là une préoccupation d’un ordre trop peu distingué pour que nos grands ministres s’y daignassent arrêter.

Dès qu’un ordonnateur débarquait à la Nouvelle-Orléans, il prenait à peine le temps de s’installer que déjà il songeait aux dénonciations prochaines ; bientôt il commençait d’accumuler contre le gouverneur ou ses secrétaires, contre les officiers et en général contre tous ceux qui, dépendant de l’État en quelque manière, pouvaient être rappelés et poursuivis, des critiques acerbes et de perfides accusations. Au besoin, il confiait à quelque dévoué compère le soin de porter à Paris le détail de ses calomnies. Ces départs irréguliers prêtèrent à plus d’un incident tristement comique : tel le cas de ce médecin auquel le gouverneur défendit de quitter la colonie parce que l’on y avait besoin de ses services, et que l’ordonnateur fit porter à bord, caché entre deux matelas, afin qu’il pût quand même remplir la mission dont il était chargé.

Au fond de ces disputes endémiques et de ces mauvais sentimens on relève la haine du civil pour le militaire ; et, vraiment, il semblerait que notre ancienne France en ait été plus coutumière qu’on ne le voulait croire ! Des bureaux en désordre, un lieutenant de police devenu ministre de la Marine, des « pékins » en