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XIII


Mais, restreinte au désir d’une gloire inhumaine,
Ta jeune ambition aurait trompé ta peine.
Aie avant toute chose, ô mon fils, le souci
De servir d’idéal, en t’élevant ainsi,
A ceux qui sont restés au bas de la montagne.
Leur regard à travers l’espace t’accompagne ;
Ils suspendent leur âme à tes pas, anxieux
Quand un détour soudain te dérobe à leurs yeux.
Leur courage est inerte à l’heure où tu fais halte,
Et te voir te remettre en marche les exalte.
Tu ravis avec toi dans un monde étranger
Ceux qui ne peuvent pas aimer ni voyager :
L’obscure multitude anonyme asservie
Par un commun destin à mériter sa vie,
Et ceux-là qui, déçus du but avant l’effort,
Subissent lâchement l’ennui d’un pauvre sort,
Et ceux qui, convoitant l’amour d’un vœu trop tendre,
Au coin de leur foyer vieillissent à l’attendre.
Donc tu portes pour eux la gourde et le bâton.
Ils n’ont pas à quitter le seuil de leur maison
Pour contempler en toi l’image de leur rêve,
Pèlerin qui gravis la montagne sans trêve.
Et lorsque enfin, posant le pied au bord du ciel,
Tu te seras fondu dans le jour éternel,
Tous ces fils de la nuit qu’enivre la lumière,
Rappelés sous leur toit par l’œuvre coutumière,
La reprendront d’un cœur aérien et sûr
Pour t’avoir regardé te perdre dans l’azur.


CHARLES GUERIN,