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Par ce que nous avons dit plus haut du dévergondage des mœurs, on peut se faire une idée de la dégradation de la famille païenne. Sauf en Chine, au Japon et en Birmanie, où le foyer domestique a pour ciment le respect des ascendans, le niveau moral de la famille est très bas. Même en Chine, le dédain qu’on a pour les filles[1]et le peu d’autorité dont jouit la mère, excepté lorsqu’elle est veuve, contribuent singulièrement à cet abaissement. Quoi d’étonnant, puisque la femme est privée d’instruction et de toute liberté légitime ? Elle est confinée soit dans le harem musulman, ou dans le zenana du Nord de l’Inde, soit dans les appartemens secrets de la maison chinoise, et là, incapable de lire, à peine capable de faire quelques ouvrages à l’aiguille, elle se livre à des conversations frivoles ou à des intrigues fomentées par la jalousie. Le régime auquel elle est condamnée depuis des siècles repose sur une conception utilitaire de son rôle, la reproduction de la race, et accuse la méfiance de l’homme à son égard. « Jour et nuit, dit la loi de Manou, il faut que les femmes soient maintenues dans la dépendance des hommes de la famille ; et, si elles s’adonnent à des jouissances sensuelles, il faut les soumettre au contrôle d’un seul. Les femmes doivent être gardées avec soin contre leurs mauvaises inclinations, si insignifiantes qu’elles soient ; sinon, elles causeront du chagrin à deux familles[2]. »

Que cette dégradation voulue de la femme soit la cause de toutes les misères de la famille et de la société hindoues, c’est ce que Rudyard Kipling a très bien vu, dans un de ses romans sur l’Inde : « L’enchevêtrement de maux, dont on souffre ici, dit-il, a pour principale cause le traitement dénaturé qu’on fait subir aux femmes. Tant que l’on maintiendra la coutume du mariage des enfans, qu’on interdira les secondes noces aux veuves, et qu’on fera subir aux femmes une réclusion quasi pénitentiaire, en les privant de toute éducation et des égards dus à une créature raisonnable, il est impossible que l’Inde fasse des progrès. La moitié de la société hindoue est dans une sorte de léthargie

  1. Dans la province de Fou-Kien, on tue 40 pour 100 des petites filles à leur naissance. En Polynésie, avant l’arrivée des missionnaires, on en faisait disparaître 60 pour 100. Enfin, dans l’Afrique centrale, l’infanticide d’un des jumeaux est de règle.
  2. Un brahmane, répondant à un missionnaire, à la fin du XIXe siècle, formulait la même opinion dans l’antithèse suivante : « Au milieu de la diversité de nos croyances et de nos rites, il y a deux points sur lesquels nous sommes tous d’accord : la sainteté de la vache et la dépravation de la femme. »