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Je l’ai visité dans la solitude et le silence de l’automne ; c’est, par excellence, le décor que les descriptions anglaises qualifient de « romantique : » montagnes noyées dans le gris noirâtre des brumes, pentes rocheuses où la pierre grise affleure à larges pans sous le tapis d’herbe fauve ; talus éboulés, écaillés, effrités, des ardoisières ; ou bien, gracieuses autant que sauvages,, les vallées feuillues, les glens avec leurs torrens et leurs cascades.

Un jour que j’avais poussé jusqu’à la petite presqu’île de Carnarvon, je pris sur la côte, à Portmadoc, le Festiniog railway qui monte graduellement et, pour rentrer en plein cœur du Gwynedd, contourne en courbes très raides les pentes du Moelwyn. C’est le plus ancien chemin de fer à voie, étroite. A travers des bois épais, il domine les profondeurs d’une vallée verdoyante, puis débouche dans une contrée aride, pierreuse, grisâtre et s’arrête au milieu d’un chaos effondré. Comme j’arrivais, ce chaos s’enveloppait de brume. Je serais descendu au pôle ou dans la lune que je ne me serais pas senti plus dépaysé. Jamais je n’avais eu pareille impression de nouveauté. Les rails et les petits wagons immobiles rappellent seuls les choses connues. Ils étonnent d’ailleurs devant ces lamelles amoncelées, pareilles à des effritemens de lave. Sommes-nous dans une planète déserte et refroidie ? Non, mais simplement au centre des ardoisières. Cette rampe de bois, qui monte le long d’une pente, indique un sentier des ouvriers ; cette ligne, là-haut, est une file de rails pour les wagonnets. Ne voyez-vous pas se détacher le toit d’un abri ? Si vos yeux s’habituent à cette grisaille, vous distinguerez bientôt une cabane, accrochée aux flancs pierreux de la colline. En vérité, on dirait un monde ruiné, tel que l’habitèrent des populations primitives, et si vieux que le temps, lassé par le travail de plusieurs siècles, arrête sa destruction. Une pluie fine, opaque, impondérable, qui n’est qu’un brouillard pulvérisé, tourne, enlace, enveloppe les escarpemens de la carrière, emplit les vallons, s’engouffre dans les gorges, promène ses écharpes traînantes et déplace ses masses mouvantes, estompe, embrume et noie tout l’étrange décor. Je suis des ouvriers qui passent sur la route : deux gaines imperméables, recouvrant le pantalon, protègent leurs jambes ; ils ont de gros souliers et des chapeaux de toile cirée ; mais le parapluie ne tiendrait pas contre le vent et serait d’ailleurs inutile : l’espace même semble changé