Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 20.djvu/944

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

statistiques et de l’analyse. » Mais, comme sa haute probité intellectuelle et morale ne lui permettait pas de suivre le penchant spontané qui l’aurait porté à « mettre en doute aussi bien la réalité que la valeur des pouvoirs dont il se savait dépourvu, » il avait adopté de très bonne heure, à l’égard des manifestations littéraires qu’il se proposait d’étudier, une attitude particulière, que l’on ne peut s’empêcher de comparer à celle que prendrait un sourd très intelligent qui, par quelque hasard fantastique, se trouverait contraint à s’occuper d’histoire musicale.

Dans l’introduction de ses conférences d’Oxford comme dans plusieurs des préfaces de ses livres précédens, Leslie Stephen s’est obstinément défendu de viser à l’originalité. « Je tiens d’avance pour admis, disait-il, les jugemens critiques ordinaires sur les grands écrivains dont je vais m’occuper. » Ce n’était point-là, de sa part, un artifice banal de fausse modestie : pas une seule fois, dans toute sa carrière, il n’a manqué, effectivement, à tenir pour admis les « jugemens critiques ordinaires » sur les qualités ou les défauts des grands écrivains anglais. Ayant conscience de n’être pas suffisamment apte à apprécier lui-même la somme de beauté contenue dans les œuvres de ces écrivains, il a toujours préféré s’en rapporter sur elles à l’avis de personnes d’un goût plus sûr et d’une compétence moins limitée. Et il a ensuite employé surtout son effort à dresser, en quelque sorte, l’état civil de ces œuvres, soit en les rattachant à une savante et minutieuse biographie de leurs auteurs, soit encore en recherchant les influences diverses qui avaient contribué à leur production. « L’intérêt que j’ai porté à la littérature, nous dit-il au début de ses conférences, a toujours été étroitement lié à sa signification philosophique et sociale. » L’étude des « milieux » où sont nées les œuvres littéraires, des idées religieuses ou morales qui les ont inspirées, des relations réciproques de l’histoire littéraire, voilà ce qui, dans la littérature, a toujours intéressé principalement, pour ne pas dire uniquement, l’auteur de l’Histoire de la pensée anglaise au XVIIIe siècle, des biographies de Johnson et de Swift, et des conférences d’Oxford sur la Littérature et la Société anglaises au XVIIIe siècle : et c’est à cela sans doute que ces ouvrages doivent d’être, au point où ils le sont, des modèles d’impartialité, de bon sens, de claire et sérieuse exposition historique. Jamais leur auteur n’a été gêné, dans ses « calculs, » par l’élan excessif de son émotion personnelle : jamais le besoin d’admirer n’est venu faire tort, chez lui, à la sûreté des observations et des comparaisons. Bien davantage que dans les virulens pamphlets de Huxley ou dans les romans passionnés de