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par de très anciens monumens. Il s’agit donc de dégager le contenu historique de l’Iliade et de l’Odyssée. Mais où trouver ici un terrain solide ? On peut bien se dire d’une manière générale qu’un monde aussi achevé, aussi cohérent, aussi concret que celui d’Homère n’est ni une pure tradition légendaire ni une fiction gratuite. La muse d’Homère est enfant de Mnémosyne. Le sentiment qui traverse toute la poésie d’Homère, c’est que les temps antiques sont révolus. C’est pour cela que les traits des anciens héros sont reproduits aussi fidèlement que possible, et c’est pour cela qu’Homère est malgré tout un document historique. Mais, d’un autre côté, la poésie d’Homère s’élève dans un monde idéal où elle se transfigure, où les dieux et les hommes conversent familièrement ensemble, et où le terrain manque sous nos pieds. Combien, dès lors, il est difficile de se faire une idée des modifications qu’a subies la matière épique !

« Le monde d’Homère n’est pas uniforme : c’est encore ce qui augmente âmes yeux sa vraisemblance historique. On vit autrement à Argos qu’à Ithaque, sur la côte orientale que sur la côte occidentale de la Grèce, et il faut bien que cette différence repose sur une tradition authentique. C’est une particularité du peuple grec d’avoir su amalgamer la poésie et l’histoire, et c’est pour cela que les légendes grecques sont bien plus « substantielles » que les légendes italiques.

« Il m’arriva un jour, comme élève de seconde, de parler dans une dissertation de « l’art consommé d’Homère. » Le professeur Ackermann me biffa ces mots d’un gros trait de plume, et écrivit au-dessus : « C’est plutôt le manque d’art. » Cela me fâcha, car j’avais le sentiment très vif et très net qu’il était absurde de dire qu’Homère manquait d’art. Plus j’avançai en âge, plus il me parut ridicule de parler d’« enfance » à propos d’Homère. Et il en est de même du monde dans lequel vivent les héros d’Homère. On ne cesse de dire et d’imprimer que c’est un monde primitif, un commencement, une aurore, tandis qu’il est, au contraire, complètement formé, poussé en pleine sève et arrivé à sa parfaite maturité. S’il lui manque quelque chose, c’est précisément la simplicité primitive dans les rapports des hommes entre eux et dans leurs rapports avec les dieux.

« Les dieux et les héros ont déjà été tant chantés et de tant de façons, qu’il ne reste à peu près rien de la théologie primitive.