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vague d’un danger, d’une irruption soudaine des Autrichiens dans Paris. La population, d’un accord tacite, était résolue à veiller toute la nuit, dans l’expectative des événemens, tant la curiosité était grande de savoir si les fugitifs seraient rejoints avant la frontière ; mais, vers minuit, quand les lampions s’éteignirent, on commença à se décourager, les badauds rentrèrent chez eux, les portes se fermèrent, la ville s’endormit comme à l’ordinaire : il n’y eut ni plus de patrouilles, ni plus de bruits : seule, comme une sentinelle vigilante, l’Assemblée s’obstina dans sa permanence. Aux cafés du Manège, sous les arbres des Feuillans et des Capucins, les députés soupaient, prenaient le frais, calculaient les probabilités de l’arrestation et l’heure probable où la nouvelle en parviendrait.

À minuit, ils rentrèrent en séance. Cette fois, ils n’avaient plus rien à se dire et nul n’eut le courage de sortir le Code pénal. Merle, un des secrétaires, donna lecture du procès-verbal de la séance du jour, procès-verbal discuté, repris, corrigé, et finalement renvoyé aux commissaires rédacteurs. On tua de la sorte une heure ; les gradins se vidaient ; ceux des législateurs qui s’entêtaient restaient silencieux ; ils subirent une nouvelle lecture, celle du procès-verbal de la séance du 20, puis on revint à celui du jour, qui fut de nouveau entendu, discuté mollement, expédié à l’impression. Un député de l’Ile de France et des Indes-Orientales, Monneron, profita de la lassitude générale pour étudier le régime des marchandises importées de Madagascar aux Indes, et de leurs conditions douanières : il fut écouté sans passion. Afin de le faire taire, il fallut réclamer l’ordre du jour ; le Gode pénal allait reparaître, quand le président, charitablement, suspendit la séance. Il était une heure et demie : à trois heures, on le vit remonter au fauteuil. Qu’y a-t-il ? Est-ce la nouvelle ?… Non, on ne sait rien encore.

La séance reprend : le petit jour blanchit les vélums du plafond : les assistans se font rares ; les secrétaires eux-mêmes s’endorment. La brièveté des procès-verbaux en fait foi : ils ne mentionnent, pour cette séance de l’aurore, qu’une intervention, celle d’un M. Lucas, député de Moulins, dont l’exaspération est manifeste : il a calculé que les courriers expédiés à la poursuite du Roi ne mettront pas moins de quatre jours pour gagner la frontière, et il demande s’il ne serait pas urgent d’essayer de moyens plus expéditifs… Sa motion tombe dans la somnolence générale.