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« Nous n’avons jamais dissimulé notre vive sympathie pour le Japon, parce qu’il a été provoqué, parce qu’il est notre allié par traité, parce que ses intérêts sont nos intérêts, parce que la consolidation de la domination russe en Mandchourie signifie la ruine du commerce britannique en Extrême-Orient, et parce que toute augmentation de la force de la Russie est une menace pour notre empire des Indes. Nous ne dévierons pas de cette ligne par crainte de porter ombrage aux amis de la Russie sur le continent ou par condescendance pour les sentimens des puissances continentales. »

Ces préférences déclarées de la masse du public britannique sont à la fois un appui et une gêne pour le gouvernement : en concluant son alliance avec le Mikado, il avait surtout l’ambition de tenir en respect l’expansion russe en dressant, en face d’elle, la menace de l’armée et de la flotte nippones : un perpétuel tête-à-tête des deux adversaires, qui se montreraient les dents sans jamais se mordre, eût été, pour la Grande-Bretagne, l’idéal ; elle s’est efforcée d’éviter un conflit auquel ni sa situation politique, ni l’état de ses finances ne lui permettent de prendre part ; n’ayant pu prévenir la guerre, elle en profite, cherchant à supplanter l’influence russe à Lhassa, cette Rome de l’Asie centrale ; mais la défaite des Russes ou l’écrasement des Nippons seraient également funestes à ses intérêts. Victorieux, le Japon deviendrait le vrai maître de la Chine et des mers de l’Extrême-Orient et en éliminerait, tout d’abord, l’influence anglaise ; éloignée du Pacifique, la Russie reporterait ses ambitions en Perse et dans les Balkans d’où l’Angleterre a tout fait pour l’éloigner. La défaite du Japon, d’autre part, serait d’abord pour l’Angleterre, son alliée, un échec moral ; elle grandirait le prestige du plus redoutable des rivaux de sa puissance ; la Russie resterait maîtresse de l’Asie orientale, dominerait à Pékin et en exclurait l’influence et peut-être le commerce britannique. N’ayant pu arrêter les adversaires au moment d’en venir aux mains, l’Angleterre a intérêt à ce qu’une guerre longue et sanglante les épuise l’un et l’autre. Bien qu’elle sache qu’on ne refait pas deux fois à une même nation le « coup » qui a réussi après San-Stefano el que les Russes sont décidés à n’accepter aucune intervention, elle espère que la lassitude des combattans et l’incertitude du succès lui permettront néanmoins de faire entendre ses conseils au moment de la pacification. C’est à cette éventualité que le