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que, pour l’avenir de leur négoce et de leur hégémonie dans le Pacifique, le véritable rival est pour eux le Japonais, qu’ils rencontrent aux Sandwich, aux Philippines et en Chine, et non le Russe, qui ne prétend ni à régner sur les mers ni à dominer toute la Chine.


III

Si l’on excepte quelques peuples slaves, dont aucun ne forme une grande nation, nous avons vu presque partout, jusqu’ici, le sentiment populaire, européen ou américain, pencher vers le Japon par aversion pour la Russie. Le peuple français, au contraire, sans s’arrêter à de longs raisonnemens, s’est laissé emporter par la force de son instinct national et a spontanément manifesté sa solidarité avec le grand empire « ami et allié. » Il a montré ainsi, une fois de plus, sur quelles solides assises de réciproque sympathie est fondée la politique franco-russe, qui s’appuie sur tout ce qu’il y a d’essentiel et d’immuable dans le caractère français : c’est d’ailleurs à cette condition seulement que peut être efficace et continue la politique extérieure d’une grande démocratie qui entend maintenir son rang dans le monde, ne pas mentir à ses glorieuses traditions et sauvegarder tous ses intérêts. L’agression inattendue du 8 février, les torpilles et la canonnade éclatant en pleine paix, alors que nos journaux officieux se refusaient encore à croire à l’imminence des hostilités, ont fait courir dans toute la France un long frémissement ; le peuple, ainsi attaqué à l’improviste, n’était-ce pas celui que le plus humble des Français sait être l’allié de son pays, celui dont le souverain a échangé par deux fois avec le Président de la République des visites d’amitié ? Cette armée, dont le canon résonnait, n’était-ce pas celle que l’imagination populaire s’est représentée, marchant à l’appel de la nôtre, pour effacer la honte de l’année terrible et les blessures de la France démembrée ? Un frisson d’enthousiasme secoua la France : de l’école à la caserne et de l’atelier aux salons mondains, un même sentiment fit vibrer les cœurs ; on se précipita fiévreusement sur les journaux, on se mit à épeler les cartes de ces pays lointains, à mesurer l’indéfinie longueur du Transsibérien ; dans nos collèges. Japonais devint une injure, et nos écoliers, en jouant à la guerre, ne voulurent être que « Russes. » A Paris, chez le marchand de vins,