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ses armemens dans la Mer-Noire. Gortchakof trouva cette offre de protection tant soit peu impertinente. Il remercia sèchement, priant de le laisser tranquille et de s’occuper des tristes affaires de l’Autriche qui offraient un aliment suffisant à son activité. Le gouvernement français prit au sérieux le nouveau venu jusqu’à le considérer comme un partenaire avec qui on pouvait jouer partie dans une affaire suprême. On avait même peur de ses impatiences d’agir. Il ne nous a que trop rassurés ! mais il faut en convenir, il nous donna d’abord des raisons de croire en lui. Bismarck, toujours prêt à oublier ses torts envers les autres, eut l’idée de pressentir Beust sur une triple alliance à conclure avec la Russie contre les entreprises présumables de la France. Beust ne s’y laissa pas prendre. Il opposa l’ironie : « Une alliance prévoit la défaite et la victoire ; je sais ce qui m’attend en cas de défaite, mais que m’offrirez-vous en cas de succès ? Sans doute un exemplaire richement relié du Traité de Prague. »

La Russie était loin d’inspirer la même sécurité. Benedetti ne cessait de répéter que, si aux empressemens de jadis Bismarck avait fait succéder tant de froideur, c’était parce qu’une entente étroite s’était établie entre lui et Gortchakof. Moustier, pour la détruire, promit à la Russie de la soutenir dans sa politique orientale et notamment en Crète. En retour, le gouvernement russe promettrait au gouvernement français un appui franchement sympathique vis-à-vis de ses intérêts en Occident. « Je ne demande pas mieux, répondit Gortchakof, mais dites-moi en quoi consistent vos intérêts, quels sont les désirs et les projets de votre Empereur. Tirez-moi de l’obscurité dans laquelle. je me trouve. »

Alors s’engage un dialogue digne de Molière : « Le prince Gortchakof nous demande des confidences, dit Moustier, mais ne pourrait-il pas nous aider à les lui faire ? Tâchez de l’amener à une confession générale ; si elle est franche, la nôtre le sera aussi[1], » Il précisait seulement ceci : « S’il s’agissait d’un agrandissement, ce ne serait pas au détriment de l’Allemagne. » Gortchakof répond au confesseur qu’on lui dépêche par un persiflage de forme grave : « Vous me demandez ce que je pense de projets qui ne sont pas arrêtés dans votre pensée. Vous me demandez de procéder par voie de supposition. C’est vouloir renverser

  1. De Moustier, 9 février 1867.