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la mort de Louis XVI, la Terreur enfin, avec ses levées d’hommes en masses pour lutter contre l’étranger, la loi des suspects et les promenades sanglantes de la guillotine. Eh bien ! de tout cela Bernardin semble ne pas s’être aperçu ; il n’en dit mot dans ses lettres ; et ce serait à croire que les historiens ont rêvé les troubles qu’ils nous racontent, puisque la vie en France était si paisible à cette époque, que les gens n’en parlaient même point ! De-ci, de-là, quelques phrases seulement font allusion à ces grands faits historiques[1], et pourtant Bernardin n’était pas étranger à tous les événemens de cette période : il était l’ami des conventionnels les plus en vue, recevait des approvisionnemens du Comité de Salut public, se voyait offrir et refusait la place de bibliothécaire en chef à la Bibliothèque nationale, était chargé d’un cours à l’École normale, et touchait jusqu’à 2 700 livres du gouvernement[2].

Les lettres échangées, avant leur mariage, par Bernardin et Félicité ne sont pas les seules que nous possédions. Aimé Martin, dans la Correspondance de Bernardin de Saint-Pierre, a publié, en 1826, les lettres que celui-ci écrivit à sa femme ; par elles, et les renseignemens que nous donnèrent les biographes, nous pouvons connaître l’épilogue de ce roman : il est très triste.

Félicité ne fut point heureuse. Elle mena une vie de dévouement et d’amour pour un homme qui ne sut même pas s’en apercevoir ; la naissance d’une fille et de deux fils, dont l’un mourut très jeune, n’égaya que peu de temps la triste mélancolie de son séjour à la campagne ; elle se donna toute à l’éducation de Virginie et de Paul, mais, restant de longues journées très seule, elle laissa libre cours à ses rêveries, et dut avoir d’amers regrets. Elle aimait pourtant toujours son mari, bien qu’il s’occupât peu d’elle, et lui écrivait encore en l’an IV de tendres lettres, pleines d’affection pour lui et ses enfans[3]. Ses frères, qui déjà se querellaient avant son mariage, ainsi qu’en témoignent plusieurs lettres où elle le dit à Bernardin[4], continuèrent leurs disputes qui la bouleversaient profondément ; enfin son père, Didot le jeune, mourut en décembre 1795[5]. La succession, embrouillée,

  1. Voir lettres n° 12, 2 et 6.
  2. Cf. Maury, p. 206.
  3. Voir la lettre n° I (après le mariage).
  4. Voir surtout la lettre n° 21.
  5. Vers le milieu de frimaire an IV.