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REVUE LITTÉRAIRE

LE SENTIMENT DE LA SOLITUDE
DANS LA POÉSIE MODERNE

Ni Ronsard, ni Montaigne, ni Racine, ni La Fontaine, ni d’ailleurs aucun de nos écrivains classiques ne nous a confié qu’il se fût trouvé isolé dans le monde et dans la vie. D’où une telle idée serait-elle venue à l’homme d’autrefois ? Le lien d’une solide tradition le rattache dans le passé à tous les hommes qui l’ont précédé, dont il porte l’âme en lui et dont il prolonge l’existence, en sorte que l’humanité tout entière peut être comparée à un même homme qui vivrait sans cesse. Dans le présent, il fait partie d’une société dont la hiérarchie n’est pas une création artificielle, mais a été lentement élaborée par la force des choses et par le temps. Il y a sa place à tenir, son rôle à jouer, ses devoirs à remplir ; et le rang qu’il y occupe détermine en lui certaines façons de sentir et de penser. Si préoccupé qu’il puisse être par le point de vue personnel, il lui est impossible d’oublier que son intérêt particulier se confond avec celui de l’ensemble ; si jaloux qu’il soit de l’indépendance de son esprit, il n’ignore pourtant pas qu’au-dessus des caprices de sa fantaisie, il y a une règle qui est celle de la raison et que chaque esprit vaut autant qu’il sait s’y conformer. Les principes d’une morale qui est la même pour tous, les dogmes d’une religion qui ne veut pas d’infidèles, tout contribue à fortifier en lui la notion de la communion humaine. De là cette impression de santé, de force tranquille, de vigueur sereine que donnent, à quelques exceptions près, toutes les œuvres de notre littérature classique. Ouvrez, au contraire, un livre de notre XIXe siècle. Vous vous apercevrez aussitôt que cet équilibre est dérangé. Poètes ou prosateurs, faiseurs de vers, de romans, de pièces de théâtre, tous lyriques d’ailleurs, ils ne cessent