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prouve à lui-même sa propre élévation. La supériorité du romantique s’achève par son immoralité.

Dédaigner, railler, anathématiser les gens, tout cela est parfait ; à condition toutefois qu’on n’ait pas besoin d’eux. Libre à vous d’écarter la foule ! si vous pouvez vous en passer. Mais le romantique ne peut se passer de la foule et pour une raison toute simple, c’est qu’il est écrivain. Il en a besoin de deux manières. D’abord parce qu’il faut vivre, et que par suite d’un changement auquel il doit toute son indépendance morale, l’homme de lettres a pris l’habitude de vivre du travail de sa plume. Or la société n’est pas encore persuadée que l’existence d’un bon poète lui soit plus nécessaire que celle d’un bon joueur de quilles : elle ne s’est pas encore avisée de faire des rentes aux jeunes gens qui ont bon espoir d’avoir quelque jour du génie futur ; c’est son crime et c’est ainsi qu’elle est responsable du suicide de Chatterton. Ensuite, et d’une façon plus relevée, le poète a besoin de la foule parce que c’est bien à elle qu’il adresse ses chants et qu’il ne saurait se résigner à être la voix qui clame dans le désert. Les poètes et quelques romanciers ont coutume de s’en défendre. Ils font profession de n’écrire que pour eux seuls, pour leur contentement et leur satisfaction personnelle. On ne demanderait pas mieux que de les en croire ; mais, ce qui étonne alors, c’est qu’ils publient leurs livres : tant qu’ils les feront imprimer à plus d’un exemplaire, il faut qu’ils renoncent à nous convaincre de leur détachement. C’est La Bruyère qui avait raison : « On n’écrit que pour être entendu. » Et ce désir d’éveiller la sympathie des hommes est apparemment ce qui donne au travail de l’écrivain sa valeur morale. Mais ce qui est nouveau en art déconcerte les habitudes de la foule ; les grandes idées passent par-dessus les têtes les meilleures ; le poète, même s’il est admiré, reste incompris. C’est la tristesse de Moïse, aussi grave et profonde que les déclamations de Chatterton seront vaines. On le voit, si haut qu’n soit monté dans son orgueil, le romantique n’a pu échapper à la tristesse ; cet orgueil est un orgueil souffrant : la solitude morale sera pour le poète romantique cause d’une intime torture.

Que devient chez les Parnassiens ce sentiment de la solitude ? ‘ Va-t-il disparaître ? Notons que pour M. Canat, d’une école à l’autre, l’individualisme subsiste aussi intense. C’est par là même que d’après lui, l’école parnassienne peut être la continuation de l’école romantique. Et c’est un des points essentiels de son argumentation. « Une opinion généralement admise est la suivante : le romantisme lyrique