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c’est l’individualisme ; la solitude morale du poète romantique est la rançon de son individualisme. Au contraire, le Parnasse c’est l’art impersonnel ; c’est par conséquent le recul de l’individualisme, et, si l’artiste parnassien n’est plus isolé, c’est que la condamnation de la personnalité lui a fait renouer l’intimité avec la foule que le romantisme avait brisée. Je voudrais montrer que cette opinion est fausse et qu’elle repose sur une confusion. Dire que les Parnassiens ont refréné le moi ne signifie rien. Ils l’ont refréné dans leurs œuvres, non dans leurs âmes. Leurs âmes restent effrénément individualistes, plus que les âmes romantiques. » Quand M. Canat aurait d’ailleurs fait cette démonstration, et prouvé que le passage du mode romantique au mode parnassien n’est pas la substitution d’une poésie impersonnelle à une poésie personnelle, il n’aurait réussi qu’à embrouiller les choses. Car il ne suffit pas de montrer comment les écoles se continuent, il faut montrer en outre comment, en se continuant, elles se modifient. Et l’un des agens du progrès, ou du changement, en littérature consiste justement dans le désir où sont les nouveaux venus de faire autrement que leurs prédécesseurs. Les romantiques ont pris en tout le contre-pied des classiques ; et ils s’en sont vantés. Les parnassiens ont répudié une bonne part de l’esthétique du Cénacle ; et ils ne s’en sont pas cachés. Aussi bien M. Canat ne se fait pas faute de noter lui-même comment le parnassien, renonçant à la gesticulation romantique, répudie les procédés vulgaires d’exhibition de sa personne, et comment sous l’influence de la science, de la philosophie positive, de l’histoire, il donne à son œuvre un caractère tout nouveau, qui est précisément celui de l’impersonnalité. Tout ce que l’on peut soutenir c’est que chez les poètes du Parnasse, comme chez les romanciers réalistes ou naturalistes, il est resté beaucoup de vestiges du romantisme. Mais je crois que cela avait été déjà dit.

Tout en restant individualistes, ou plutôt parce que leur individualisme se serait exagéré et exaspéré, les parnassiens auraient cessé de souffrir de la solitude morale. Leur orgueil fut l’orgueil sauveur. « Si, avant 1800, l’isolement ne fut guère la misère de l’homme supérieur, c’est qu’alors l’individualisme n’était pas assez fort. Après 1850, il était devenu trop fort pour que la solitude romantique continuât à troubler les âmes d’artistes. Les Parnassiens n’ont plus besoin de la société, ils ne la regardent même pas, ils ne lui ressemblent pas. Ils n’ont plus besoin d’elle. » Distinction spécieuse, mais d’ailleurs insuffisamment justifiée. Car c’est toujours chez Leconte de Lisle qu’on va chercher l’image la plus parfaite du poète d’après 1850. Et le pessimisme