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même genre à l’explication que nous a offerte, plus tard, Herbert Spencer du vieux problème de l’origine et de la fin des choses ?

Ce qui nous porterait encore à le supposer, c’est que certainement Spencer lui-même, dans ses dernières années, si son Système de Philosophie synthétique avait été inventé par un autre que lui, aurait été aussi sévère pour ce système-là que pour tous les autres. Je regrette de ne pouvoir pas analyser ici les soixante pages de l’épilogue qui, écrit quatre ans après les chapitres précédens, en 1893, termine le second volume de son Autobiographie : mais je puis bien dire qu’elles sont d’une mélancolie et d’un désenchantement sans pareils. Le vieillard y va presque jusqu’à nous laisser entendre que tout son patient effort a été inutile. « Les croyances, écrit-il, tout comme les créatures, ne peuvent vivre et se développer que dans un milieu approprié : et le milieu fourni par les idées et les sentimens qui ont cours à présent est aussi peu approprié que possible aux croyances que j’ai exposées. » Et il ne s’en tient pas à accuser son « milieu. » Il s’accuse lui-même, expressément, d’avoir fait la part trop grande à l’élément « intellectuel, » dans toute sa doctrine psychologique et sociologique, et de n’avoir pas assez tenu compte de l’élément « sentimental. » Il reconnaît que, ni en matière de politique, ni en matière de religion, il n’a plus tout à fait les mêmes « croyances » qu’il a exposées dans ses livres. En politique, « tandis qu’il se figurait autrefois que tout irait bien si l’on transformait les procédés de gouvernement, il a fini par comprendre que les transformations des procédés de gouvernement ne pouvaient avoir de valeur que si elles résultaient d’une transformation dans les idées et les sentimens des citoyens. « En religion, « tandis que, naguère, l’unique question avait été pour lui de savoir si les diverses doctrines religieuses étaient vraies ou fausses, peu à peu il s’est aperçu que c’était loin d’être l’unique question. » Il s’est aperçu que les doctrines religieuses ont eu et gardent encore une précieuse efficacité morale, et que, en outre, ces doctrines ont pour objet de remplir, dans les âmes, « une sphère qui, décidément, ne s’arrangerait jamais de n’être pas remplie. » « J’en suis donc venu à considérer avec une sympathie croissante les croyances religieuses, qui, d’une façon ou d’une autre, occupent cette sphère que l’interprétation rationnelle cherche vainement à occuper, y échouant d’autant plus qu’elle s’y efforce davantage. » C’est sur cet aveu que se termine l’Autobiographie d’Herbert Spencer.


T. DE WYZEWA.