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UN PEINTRE AU JAPON.

Une invasion de choléra asiatique acheva de décimer les écoles où enseignait Lafcadio Hearn. Il n’y eut point de panique, la discipline fut maintenue, tandis qu’on prenait les mesures sanitaires indispensables ; maîtres et élèves tombèrent à leur poste. Un jeune garçon, voyant le président du collège s’approcher de son lit, trouva la force de se soulever sur son coude pour faire le salut militaire. Et, en saluant, il passa dans le grand silence…

Cette épidémie attrista singulièrement la fin du séjour que Lafcadio Hearn fit à Matsue, avant d’aller occuper le poste qu’on lui offrait au Sud, dans un grand collège du gouvernement. Mais il ne quitta pas sans regret la province des dieux, la curieuse maison emmurée, remontant aux temps féodaux, qu’il habitait après des samuraï de haut rang, le jardin qui était à ses yeux tout ensemble un poème et un paysage. Pour quelque initié d’autrefois, le dessin de ce jardin dut exprimer une idée abstraite : la foi, la chasteté, le calme, le bonheur conjugal, mais il n’est pas besoin d’interprète quand on ne lui demande que de la beauté. Les pruniers y fleurissent dès les premiers jours du printemps, un bon mois avant les cerisiers, et nul n’ignore que cette floraison est un si merveilleux spectacle qu’elle donne lieu à des congés et à des processions populaires. L’idée que les arbres ont une âme semble naturelle devant certains arbres japonais qui ont toute la grâce des dryades. Leurs possesseurs les traitent avec respect, avec amour[1] ; parmi eux Tenoki reçoit les honneurs religieux ; chaque fleur, chaque insecte a sa légende ; des espèces nombreuses de semi, de cigales chantent dans le jardin, quelques-unes rivalisant avec les oiseaux ; et les mouches phosphorescentes, semblables à des étincelles agitées par un vent doux, recherchent les coins les plus enténébrés pour y mener leur ronde lumineuse. Chaque jour, Lafcadio Hearn, après avoir donné ses cinq heures de leçons, revenait vers ce paradis japonais, où, ayant échangé son uniforme de professeur pour la robe flottante, il s’abandonnait, accroupi sous la véranda ombreuse, à ses rêves. Il bénit les antiques murailles qui empochent jusqu’au murmure de l’existence des villes d’arriver jusqu’à lui. Dehors, il y a le Japon des journaux, des télégraphes, des bateaux à va-

  1. L’idée de l’influence de l’amour sur les objets même prétendus inanimés est courante au Japon. Une jeune fille à qui Hearn demandait si elle croyait vraiment qu’une poupée pouvait vivre, fit cette réponse charmante et profonde : — Oui, si vous l’aimez assez pour cela.