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où les jouvenceaux vont « faire la petite » et les beaux messieurs de la marine lorgner leurs « belles madames, » comme dit l’ineffable X…, l’orateur du syndicat.

Et dans cette ceinture dorée, le vieil îlot sombre du XVIe siècle prend une étonnante valeur de contraste. Dans ses ruelles, grouillantes aussi, les boutiques louches aux murs poisseux, les cabarets à quinquets regorgent de troupiers et de mathurins, mais qui ne crient pas, n’ayant pas encore trop bu. Au contraire, ils parlent bas, ils chuchotent, serrant de près les filles en cheveux dans les coins obscurs, les poursuivant derrière les portières en filet des « salons » où des coiffeuses spéciales accommodent ces houris. C’est la quotidienne et nocturne débauche que l’on prépare, c’est l’heure où l’on débat les conditions, où l’on fixe les rendez-vous…

La nuit est toute tombée, cependant. Là-haut, par-dessus les toits noirs qui dévalent à la mer, là-haut, dans la sérénité des espaces, la lune apparaît splendidement pure, glacée, dédaigneuse… Lentement, de blanches formes élégantes, diaphanes, passent devant elle, voilant à peine sa face auguste, s’effacent, se fondent et renaissent comme en jouant. C’est bien Diane, la chaste Diane et son cortège de nymphes pudiques…


29 octobre. — Il faisait doux, clair, un peu gris, le soleil à fleur de nuage. J’ai eu fantaisie de traverser la rade sur le bateau de Saint-Mandrier. Nous sommes passés entre l’Amerigo Vespucci et le Caracciolo, les corvettes des cadets italiens, arrivées ces jours-ci. On ne voit plus en ville que ces jeunes gens, leurs vestons ajustés et leurs gants blancs. Ils sont en bon pays, du reste, et semblent avoir fait déjà beaucoup de connaissances. On compte ici 12 000 Italiens, sans parler des naturalisés de fraîche date. S’il y avait 12 000 Français à la Spezzia, que dirait le gouvernement italien ? — Il ne dirait rien ; il s’arrangerait discrètement pour qu’il y en eût moins.

Notre petit vapeur traverse les lignes de l’escadre, le cap sur la bonne vieille tour de Balaguier, toute ronde et toute vide, et qui a l’air d’une énorme lanterne. Nous laissons à notre droite, au fond de la rade, la Seyne et ses chantiers ; plus près de nous, l’Eguillette, les dépôts de fulmi-coton et l’ancien fort, le « petit Gibraltar, » que Bonaparte enleva de haute lutte aux Anglais. La petite anse entre l’Eguillette et Balaguier n’est pas encore trop