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« fondu, » à la fois lumineux et voilé des fortes assises du promontoire, de ses flancs boisés, de sa crête onduleuse si délicatement tracée et d’un lilas si subtil qu’elle en est presque transparente sur le clair opale du ciel ?

Cependant notre petit vapeur a laissé l’escale de Tamaris. Les élégantes villas s’éloignent tandis que se rapprochent les sévères pinèdes de Cépet, et bientôt, tournant court, nous donnons brusquement dans un repli profond que rien n’annonçait, le « creux Saint-Georges. »

Eh bien ! voilà ce que devait être Tamaris du temps de George Sand : point d’hôtels, point de garnis, point de casinos ; de bonnes petites maisons naïvement peintes en rose, en bleu, en jaune, avec des lauriers fleuris, des treilles sur le devant, et des tamaris, enfin ! Sur le pas des portes, de braves femmes qui, tricotent ; sur l’eau dormante, quelques tartanes dont les voiles pendent ; sur le quai, des pêcheurs qui jouent aux boules eh attendant l’heure de jeter la seine ou d’aller, entre chien et loup, surprendre dans les roches le pajot et la dorade.

Un long coup de sifflet… deux… trois !… Le bateau repart tout de suite. Si le jour ne tombait trop vite en cette saison, je serais allé jusqu’à la batterie haute de Cépet par le chemin qui longe le cimetière de l’hôpital de Saint-Mandrier… Cette grande batterie, d’où la vue est admirable, c’est le centre de la défense maritime de Toulon. La Guerre s’en est emparée, naturellement ; car on ne nous laisse plus que nos vaisseaux. Et jusqu’à quand ?… Il y avait près de cette batterie, à quelque cent cinquante mètres du sémaphore, la modeste pyramide élevée en 1804 sur la tombe de Latouche-Tréville, ce commandant de l’escadre de la Méditerranée qui avait, un jour, fait reculer Nelson[1]. Latouche-Tréville ! un amiral, un marin, et un marin de renom ! C’était trop. Il fallait qu’il disparût. Il a disparu. Ses restes ont été, ces jours-ci, déterrés et transportés dans un coin du cimetière de Saint-Mandrier. La petite pyramide a été rasée.

  1. En juillet 1804, Nelson avait essayé d’intercepter deux frégates françaises qui étaient mouillées à Porquerolles, Latouche-Tréville, dont la vigilance ne se démentait jamais, fit, en un quart d’heure, appareiller huit vaisseaux et se porta rapidement sur les Anglais. Nelson n’avait que cinq bâtimens de ligne ; il battit en retraite, furieux. Quelques jours après, lisant dans les gazettes une lettre où l’amiral français constatait son avantage, il écrivait à un ami : « Je garde cette lettre de Latouche et, par le Dieu qui m’a créé, si je le rencontre, je veux la lui faire avaler. » Ce grand homme de mer n’était pas un beau caractère.