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tragique aventure, les tentes des magasins, repliées, battent au vent, parcourues de frémissemens rapides, et aussi les voiles des « pointus, » dont les amarres grincent. Le Kéraudren gémit au heurt cadencé de son radeau et les petites lames clapoteuses, qui accourent de la rade, fouettent de leurs embruns les devantures closes… Partout le sombre, le bouché, avec çà et là, des traînes de fanaux lointains qui tremblotent et s’éclipsent…

C’est par une nuit sinistre comme celle-ci, le 18 décembre 1793, que des milliers de. malheureux dévalaient de toutes les petites rues du vieux Toulon. Le canon tonnait à Malbousquet ; la fusillade crépitait, se rapprochant toujours, avec des redoublemens qui déchiraient l’air… Et c’étaient alors des hurlemens, des fuites éperdues, des poussées violentes, aveugles…

Mais elle arrive trop tard, cette foule de misérables ! Déjà toutes les barques du port sont prises, déjà les canots des flottes alliées sont remplis à couler bas de fugitifs plus avisés, — les chefs, les meneurs ! — qui poussent en hâte, qui s’éloignent, sourds à toutes les supplications. Seules, les grosses chaloupes sont encore accostées au quai, tellement encombrées que les équipages ne peuvent plus manier les avirons. Les derniers venus, des femmes, des enfans, s’accrochent au plat-bord ; ils invoquent tout ce qu’il y a de sacré sur la terre et dans le ciel… Mais la peur rend féroces les marins anglais. Ils leur coupent les mains à coups de sabre, les assomment à coups de crosse et de gaffe, les jettent dans l’eau noire… Et il en arrive toujours d’autres !… D’autres qui tomberont le lendemain au champ de la Rode, sous les balles des soldats de la Convention.

Pauvres victimes, ombres innocentes dont il me semble que les gémissemens se mêlent encore aux plaintes de la nuit, comment vous oublier ! Et pourquoi ? Parce que nous jouissons des bienfaits de l’ordre de choses qui s’est élevé sur vos cadavres ?… Ah ! ah ! « l’ordre de choses… » Que durera-t-il encore, cet ordre de choses, maintenant que le peuple n’en veut plus, s’estimant dupé ? N’importe ! J’entends d’ici le clairvoyant Broustet : « Sans ces cadavres, vous ne seriez pas capitaine de frégate… » Qu’en sait-il ? Et puis, après tout, de n’être point capitaine de frégate, le grand dommage, en vérité ! En serais-je plus malheureux, ou moins utile à mon pays ? Ce n’est pas sûr. Et enfin, du train dont nous allons, sera-ce donc un sort si enviable, bientôt, d’être officier de marine ?…