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complaisance des ministres, parfois avec plus de passion que de justice. On protestait contre le droit de visite que l’Angleterre s’arrogeait sur les navires de toutes les nations, mais on aurait mieux fait de voter les fonds pour armer des croiseurs qui auraient rétabli l’égalité.

Les ministres du Roi faisaient de louables efforts pour concilier la dignité de la France avec une situation dont ils connaissaient les points faibles ; mais ils n’avaient qu’une vue intermittente des grands intérêts du pays. Leur âme était ailleurs. Comme la plupart des politiques du temps, ils ne voyaient en Europe que des conflits de doctrine. Ils subissaient ainsi l’influence de la Révolution, alors même qu’ils prétendaient la combattre. Pour M. Guizot, l’Europe tout entière était un vaste parlement, dont il occupait le centre, avec Metternich à droite et Mazzini à l’extrême gauche. Le réveil des nationalités n’était à ses yeux qu’une manifestation de l’esprit révolutionnaire. Mais déjà grandissaient dans l’ombre un Cavour, un Bismarck qui sauraient enrégimenter la doctrine au service de la raison d’Etat. Quant aux Wellington ou aux Palmerston, s’ils n’échappaient pas toujours à l’illusion commune, si, selon le mot du duc de Broglie, ils cédaient souvent à la fatuité diplomatique, ils retrouvaient toute leur lucidité dans les questions vitales : nous en avions fait la dure épreuve en Égypte.


II

Cependant rien n’était encore compromis. Le gouvernement de Louis-Philippe laissait les ressources de la France intactes. En face de la Prusse naissante, de l’Autriche vieillie, de la Russie lointaine, elle était encore la première nation du continent. Elle occupait fortement l’Algérie, où, dans la paix générale, son armée avait eu l’occasion de s’aguerrir. Les finances étaient bonnes. Le fardeau écrasant qu’elle supporta plus tard sans fléchir montre qu’elle aurait pu dès lors, en s’imposant des sacrifices bien moindres, se donner une marine presque égale à celle de l’Angleterre. Il ne lui manquait qu’un gouvernement prudent et ferme. Après le court intermède d’une république étouffée dans son berceau, elle s’abandonna aux rêveries d’un visionnaire. L’exemple de Napoléon III est unique dans l’histoire. Certes, on a vu bien des princes qui, par indolence ou par