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est bien incapable de comprendre l’importance sociale. Enfin je trouve ici, et ne se comportant pas plus sainement que les autres, — également préoccupé du particulier, également oublieux de l’universel, — un homme qui, s’il le voulait, pourrait avoir sur les esprits une influence précieuse. Bonsoir, madame Vernon ! Ceci est ma première soirée dans le monde : je puis affirmer, sans crainte d’erreur, que ce sera aussi ma dernière !


Cosmo Brock, — c’est le nom prêté par M. Mallock à son philosophe, — était cependant destiné à faire bientôt connaissance avec l’ex-ministre Rupert Glanville. Quelques semaines plus tard, celui-ci, en arrivant dans ses domaines d’Irlande, apprend que l’illustre Cosmo Brock a loué, pour la saison d’été, des chambres dans une maison qui lui appartient : et, ravi de l’occasion, le jeune homme s’empresse de se présenter chez son locataire.


La pièce où on l’introduisit était meublée comme une salle à manger; mais on voyait tout de suite que son occupant non seulement y mangeait, mais y passait aussi le reste de son temps : car plusieurs des chaises étaient encombrées de comptes rendus de sociétés savantes, et, sur le buffet, un encrier figurait entre une tranche de fromage et une boîte de biscuits. Plus remarquable encore, d’ailleurs, était le spectacle de la table elle-même. Là, sur un tapis de reps rouge, se dressait une machine pneumatique avec une cloche de verre; tout contre elle était une grosse balance de cuisine, avec des poids sur l’un des plateaux, et une côtelette de mouton crue sur l’autre ; et, derrière la table, il y avait une jeune femme, tout en émoi et toute rougissante, qui évidemment, comme un moineau, était impatiente de pouvoir s’échapper, à la première issue. Enfin elle n’y tint plus.

— Je crains de ne pouvoir pas rester plus longtemps ! murmura-t-elle, des amis m’attendent pour jouer au croquet!

— En ce cas, au revoir! dit le philosophe. Et n’oubliez pas, durant votre jeu, que les balles, dans tous leurs mouvemens, même les plus fortuits pour vous et les plus inattendus, représentent le produit exact d’une chaîne de causes antécédentes !

La jeune femme, dès qu’elle eut atteint la porte de la chambre, parut retrouver toute son assurance.

— Eh bien ! dit-elle, vous changeriez d’avis là-dessus si vous voyiez jouer le jeune M. Maxwell! Il est si maladroit que je vous assure bien que les mouvemens de sa balle n’ont pas de causes du tout!...

— Je crains fort de vous avoir dérangés ! s’excusa Glanville.

— Oh! nullement, répondit le philosophe. Au contraire, je suis sincèrement heureux de vous voir. Mais avez-vous entendu les derniers mots de cette jeune dame ? Cela prouve bien encore, — ce que j’ai toujours trouvé, — que, à beaucoup près, l’idée de la causation universelle est ce qu’il y a de plus difficile à faire pénétrer dans l’ordinaire des esprits... Quant à cette jeune personne elle-même, c’est une miss Kathleen Walsh, la fille d’un pasteur protestant. Vous voyez cette balance, et cette pompe à air ? Je vais