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Écrirait-elle au notaire, à ce M. Mounier qui lui avait le premier annoncé la maladie dont la terminaison foudroyante marquait une telle date dans sa vie ?... Tous ces projets lui traversèrent l’esprit, devant ce billet de son « petit » qui, même à cette minute, et sans le savoir, se faisait encore une fois son bourreau. Elle finit par s’arrêter à un procédé détourné, mais il lui donnerait d’une manière certaine le renseignement, pour elle d’une importance tragique, qu’elle désirait. Elle écrivit à ce cousin du mort, dont il a déjà été parlé, le vieux général de Jardes, avec qui elle conservait des relations. Quand la réponse arriva, portée par un domestique, c’était le moment de dîner. Gabrielle était à table, ne parvenant pas à dissimuler une anxiété dont Darras ne soupçonnait guère le vrai motif. Comment ne pas l’attribuer à la nouvelle reçue le matin, et, l’expliquant ainsi, comment ne pas en souffrir lui-même ? Ce lui fut un coup au cœur, après tant d’autres, de voir Gabrielle frissonner, quand le valet de chambre lui remit l’enveloppe en lui nommant l’expéditeur, le rouge de l’émotion envahir son visage, ses mains trembler un peu. Elle ouvrit ce message, et, en ayant pris connaissance, un autre tressaillement passa sur ses traits. L’enveloppe contenait une carte de M. de Jardes, avec un mot et la lettre de faire-part d’Edgar de Chambault, où se trouvait la mention : muni des sacremens de l’Église. Un même retour de piété familiale avait fait désirer au mourant d’être enterré dans le caveau des siens, après avoir si tristement porté leur nom, et de finir comme il avait vu finir son père et sa mère, lui qui avait vécu au rebours de tous leurs principes. Il arrive sans cesse, et précisément chez les hommes de cette espèce, rejetons dégénérés d’une longue lignée de croyans, que le chrétien se réveille au moment suprême par un phénomène où il est permis de voir une preuve, entre mille, de la grande loi de la réversibilité. Toute famille est une. Certaines grâces, accordées dans des instans pareils à un descendant dégradé d’une race pieuse, n’attestent pas moins clairement cette unité, que les malheurs infligés aux héritiers vertueux d’un sang coupable. Ce sont là de ces évidences troublantes, inintelligibles, mais sans elles les détours secrets de la vie humaine seraient plus inintelligibles encore. Le cynique viveur dont les brutalités avaient rendu l’existence commune insupportable à la plus dévouée, à la plus délicate des épouses, et qui s’était remarié lui-même, en dépit de