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si on le retourne quelquefois contre lui, il n’a pas droit de s’en plaindre. Il s’est écrié, en prenant à partie son dangereux interlocuteur, que, si lui, M. Combes, supprimait les congrégations, du moins il ne s’enrichissait pas de leurs dépouilles. C’était une allusion aux causes, à la vérité très nombreuses, que plaide M. Millerand comme avocat des liquidateurs judiciaires. Inévitablement, dans une assemblée de près de six cents membres où les passions étaient portées à leur paroxysme, une voix devait s’élever pour dire : « Et le million des Chartreux ? » Le trait a été lancé. Il dépendait de M. le président du Conseil de le laisser tomber ; personne ne l’aurait relevé. Il l’a fait lui-même, dans un accès de colère qui a consterné ses amis et réveillé l’ardeur déjà éteinte de ses adversaires. — Le million des Chartreux, a-t-il dit en substance, parlons-en ! Vidons cette question une fois pour toutes ! Si je me suis tu jusqu’ici au prix des pires angoisses morales, et si j’ai laissé mon fils en butte à des calomnies qui entachaient son honneur, c’est parce que M. Millerand, le même M. Millerand, qui depuis… mais alors !… est venu me prier, au nom d’ « un intérêt supérieur, » de ne pas livrer à la publicité un nom qu’il aurait suffi de prononcer pour laver mon fils des accusations odieuses dont il était l’objet. — Rien ne peut donner une idée de l’étonnement de la Chambre en présence de ce langage énigmatique. Personne ne comprenait de quoi il s’agissait. M. Millerand a reconnu avoir demandé, ou conseillé, le silence sur le nom auquel paraissaient se rattacher tant d’intérêts mystérieux, mais il a ajouté que sa divulgation n’aurait prouvé l’innocence de qui que ce fût. C’était à voir. Ce nom, en effet, était celui d’une personne qui, par l’intermédiaire d’une autre, avait fait dire à M. Edgar Combes que les Chartreux mettraient volontiers deux millions à la disposition du gouvernement, si celui-ci concluait à leur autorisation devant la Chambre. Depuis, on a accusé M. Edgar Combes d’avoir accepté l’affaire, au rabais, c’est-à-dire pour un million. — Est-il vraisemblable, est-il admissible, disait M. le président du Conseil, que mon fils ou moi ayons sollicité ou accepté un million, lorsque, peu de temps auparavant, nous en avions refusé deux ? — Il y a eu aussi une troisième affaire de 300 000 francs qui auraient été demandés aux Chartreux pour « arroser » un groupe parlementaire. Cette danse de millions plongeait la Chambre dans un véritable ahurissement. Le désarroi était à son comble. On ne pouvait en sortir qu’en ordonnant une enquête, et c’est ce qui a été fait. Le surlendemain, la commission d’enquête a été élue dans les bureaux. Composée de