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traînée à l’échafaud, au milieu des outrages d’un peuple dont elle était alors l’idole ? Je rappellerais encore sa conduite envers la famille Asgill, si je ne craignais d’affaiblir le tableau que l’éloquente plume de M. Burke en a tracé[1]. Enfin, qui peut oublier que, lorsqu’on vint lui demander son témoignage sur les attentats dont elle avait été si près d’être la victime, elle répondit : « J’ai tout su, j’ai tout vu, j’ai tout oublié ? » Peut-être entrait-il un peu de fierté dans cette réponse, mais « c’était la fierté de Titus. Je passe à d’autres faits qui la feront connaître sous d’autres rapports.

La mort de Louis XV fut pour elle le commencement d’une nouvelle carrière. A peine ce prince avait-il fermé les yeux que le nouveau Roi, qui malheureusement n’avait pas de lui-même l’opinion qu’il aurait dû en avoir, se jeta dans les bras de son épouse, et la serrant tendrement entre les siens :

— Quel fardeau ! lui dit-il, mais vous m’aiderez à le supporter.

Il serait difficile de préciser le sens que Louis XVI attachait à ce mot, dit dans une effusion de sensibilité. Mais il paraît certain que Marie-Antoinette l’entendit dans le sens le plus étendu, et cela ne doit pas surprendre. L’idée d’une femme-Roi n’avait rien de nouveau pour elle. Elle y avait été accoutumée à la Cour de sa mère et la gloire du règne de Marie-Thérèse pouvait bien lui persuader que les Français penseraient à cet égard comme les Autrichiens, surtout en voyant l’enthousiasme que sa présence excitait aux promenades, aux spectacles, enfin partout où elle paraissait en public, mais, plus encore qu’ailleurs, au sacre du Roi, où cet enthousiasme fut presque un culte.

L’infortunée se trompait : le caractère réfléchi des Allemands les empêchait d’abuser de la familiarité que Marie-Thérèse avait substituée au cérémonial usité sous l’empereur Charles VI, son père, et ils ne cessèrent jamais de voir leur souverain dans celle qui ne se montrait que leur amie. Les Français, au contraire, ne tardèrent pas à voir leur égale dans celle qui, rejetant les formalités auxquelles ils étaient habitués sous l’ancienne Cour, venait sans appareil se mêler à leurs jeux, à leurs sociétés, et bientôt ils

  1. Dans ses Réflexions sur la Révolution française. Il y rappelle un épisode de la guerre de l’Indépendance qui fit grand bruit en ce temps-là : la condamnation à mort par le Sénat américain du général anglais Asgill et l’intervention de Marie Antoinette pour obtenir sa grâce, qui fut en effet accordée. — E. D.