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intime, quand même je n’y serais pas intéressé. Un seul lecteur ici, de ces lecteurs que vous et moi nous savons, me paralyse et arrête ma plume ; mais il ne s’agit pas de cela. Vous le voudriez, que vous ne trouveriez pas deux lecteurs, à plus forte raison d’abonnés. Ce qui vous paraît bien paraîtrait ici ou fade, ou indiscret, ou suranné. On dit tout cela à Paris et plus encore : mais on ne l’écrit pas. Là commence l’originalité de la Revue Suisse. Qu’elle s’y fortifie ! Son public, celui auquel elle doit viser de plus en plus, c’est le dehors, c’est la Suisse et l’Allemagne ; Suisse allemande, et française, et ce qui s’ensuit. Conquérons ce champ, s’il se peut.

L’étranger, c’est, on l’a dit, à beaucoup d’égards, une province et la dernière de toutes ; oui, mais, à d’autres égards, c’est un commencement de postérité : écrivons pour ce dernier aspect.

Si la Revue des Deux Mondes manquait (ce qui est toujours possible d’un moment à l’autre, tout tenant à Buloz), il n’y aurait pas ici un seul journal où il se pourrait faire le moindre petit bout de critique vraie, même purement littéraire. Fondons une place de sûreté là-bas. C’est aujourd’hui une féodalité d’un nouveau genre : ayant chacun notre château, Lamartine, son journal de Mâcon, Mme Sand, son journal du Berry ; nous, notre Revue Suisse : qu’elle devienne une chose respectable. Qu’elle soit littérairement ce qu’est la Bibliothèque universelle de Genève scientifiquement, laquelle n’est aucunement lue ici, sachez-le bien.

Voilà un an que dure le prospectus (car ce n’est que cela) ; il est bon ; pouvons-nous tenir et pousser plus loin ? Je n’ose rien assurer : je suis moi-même bien fragile, bien partagé ; mais si l’on était unanime, il y aurait de quoi oser.

L’essentiel aussi serait de trouver un libraire, un Cotta, une cheville ouvrière, l’âme animale des anciens philosophes. Il faudrait un libraire sûr, sage, intelligent, complice, ayant des fonds et des relations : M. Ducloux n’offre, par malheur, pas ce qu’il faudrait. Ne pourrait-on, en faisant la Revue à Lausanne, trouver le libraire ailleurs, à Francfort, à Leipsig, que sais-je ? cela la ferait aller au cœur de l’Allemagne et on écrirait en conséquence.

Encore un coup, c’est là la pente, c’est là le courant possible et aussi nécessaire que celui de l’article sur le Danube ; vouloir faire d’ici un centre, c’est une chimère. Laissons Paris et visons à Appenzell. La gloire, au bout du compte, s’y retrouverait.

Je cause et bavarde, en condensant le plus possible. Je