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levât pour les défendre. Après un demi-siècle, le même cycle d’espoirs et de déceptions s’était rouvert. Enrôlé de nouveau par les bourgeois révolutionnaires, le prolétariat avait, par l’émeute, rétabli la République, obtenu sa part de souveraineté légale par le suffrage universel, et attendu de la réforme politique la réforme sociale, comme aux jours de la grande Révolution. Mais on put mesurer combien avait diminué sa patience. Elle durait depuis six ans lorsque le prolétariat de 1795 s’était révolté. En 1848, il avait dit : « Nous mettons six mois de misère au service de la République. » Avant qu’ils fussent écoulés, il exigeait, aux journées de Juin, un pouvoir où il eût porté, pour toutes doctrines, l’anarchie de ses haines. Sa défaite l’avait affermi dans la certitude qu’à jamais dupe de la bourgeoisie, il était destiné, auxiliaire à être oublié, adversaire à être mitraillé par elle. C’est pourquoi, le Deux décembre, il assista avec impassibilité comme à un fait indifférent, et même avec satisfaction comme à une revanche, à la ruine commune de tous les partis républicains.

C’est pour lui que, dans ce conflit auquel il ne se mêlait pas, se préparait la plus grande victoire. L’Empire était fait par le seul prince peut-être qui fût de cœur avec les prolétaires, eût cherché le raisonnable de leurs désirs et parfois ajouté à leurs rêves les siens. Au moment où il n’avait besoin de personne, il s’occupa de ceux pour qui personne ne travaillait, durant la période dictatoriale leur fit douce la dictature, et, quand il jugea l’heure venue de rendre au pays quelque liberté, il commença par leur donner ce que depuis la Révolution tout gouvernement leur avait refusé, le droit d’unir leurs intérêts, de concerter leur action, d’opposer à la puissance du patronat la puissance des grèves. Et par une de ces contradictions multiples où se plaît l’ironie de l’histoire, tandis qu’en 1789 les bourgeois de l’Assemblée Constituante, conservateurs de la propriété individuelle, avaient donné sa force au socialisme d’Etat, après 1852, un socialiste couronné, revenant à l’antique tradition de la France et rendant aux ouvriers le moyen de défendre par leur accord leur intérêt, les mettait en situation de compter moins sur l’Etat et plus sur eux-mêmes.

Dans ces groupemens formés par l’intérêt professionnel, les anciens meneurs du peuple n’avaient pas de place : révolutionnaires politiques, ils n’avaient pas compétence dans les questions de métier. Tous les ouvriers étaient aptes au contraire à