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solidement établis par le consentement des peuples et l’accord des âges, se sont évaporés en fumée de chimères et de billevesées. Ce qui avait été honni a été glorifié. Au règne des idées s’est substitué le règne des faits, au pouvoir de l’opinion la toute-puissance de l’argent. La voix de la pitié s’est tue. Il a fallu être du côté du plus fort. Et ce qui jusqu’alors avait été tenu pour barbarie s’est appelé la civilisation. Cet idéal nouveau devait s’incarner dans le peuple le dernier éclos à la vie moderne : c’est celui que nous prêtons à tout Américain suffisamment représentatif. Ce heurt de deux conceptions de la vie, cette lutte entre l’idéal ancien et celui qui se croit appelé à le remplacer, c’est dans Le Maître de la mer le fond même de la rivalité qui met aux prises l’officier français Tournoël et le milliardaire Robinson.

Ce roman est de beaucoup l’effort le plus vigoureux et le plus neuf que M. de Vogué ait encore fait dans le roman. On voit tout de suite ce que ce roman social emprunte au roman traditionnel, tel qu’il est constitué chez nous depuis un temps immémorial. Il en conserve l’armature ; et le lecteur qui ne s’attacherait qu’au matériel des faits risquerait d’y voir tout uniment la dispute pour l’amour d’une femme, un épisode de la bataille sans cesse recommencée où la victoire marquée d’avance restera au plus jeune et au plus beau. Il en conserve le personnage de la femme aux séductions irrésistibles, qui range à ses lois les plus puissans souverains de la terre comme les plus braves des héros, change ses adversaires mêmes en serviteurs et guérit d’un sourire les blessures qu’elle a faites. Mais il est aisé de voir que le véritable sujet n’est pas dans cette histoire d’amour, qu’il la déborde de toutes parts, et que le principal intérêt en est fourni par cette continuelle évocation que fait le moraliste des problèmes du temps présent. Au surplus, tandis que le roman promène notre imagination de la France d’hier à la France de demain, du vieux monde à la jeune Amérique, des rues de nos villes aux routes de la mer, tantôt s’encadrant dans le décor d’un château de la Renaissance et tantôt réveillant en Égypte les morts endormis depuis des siècles et des siècles, ce tableau dont l’horizon s’élargit sans cesse prend un incomparable caractère de grandeur et de poésie mélancolique.

Entre toutes ces questions du temps présent, celles qui ont trait à « la famille » et à son avenir dans la société de demain inquiètent tout particulièrement M. Paul Bourget ; c’est sur elles qu’il concentre toute son attention de romancier épris de sociologie ; car dans l’organisme social, n’est-ce pas la famille qui est la molécule initiale ; et l’erreur moderne, celle qui menace de décomposition et de mort notre