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différence de race, de milieu, d’éducation peut avoir élevé entre eux d’incompatibilités irréductibles ; inversement il s’agissait de savoir si entre le fils de l’athée Monneron et la fille du catholique Ferrand disparaîtrait cet abîme que creuse l’opposition des croyances religieuses et se ferait cette complète union des âmes sans laquelle il n’y a pas de mariage au sens complet du mot. Elle va devenir toute la thèse de Un divorce. En effet tous les argumens qu’on peut invoquer en faveur du divorce ne procèdent que de la considération des individus ; ils tombent si on envisage la famille, son intégrité et sa perpétuité. Darras, en épousant une femme divorcée, et donnant au fils de celle-ci les soins les plus dévoués, a cru fonder une famille : il s’est trompé, et un beau jour se sont dressées devant lui ces deux forces avec lesquelles il n’avait pas compté, celle de la nature et celle de la religion. Il se peut que ce dernier roman de M. Bourget n’ait pas la variété et le fourmillement de vie du précédent ; et il arrive que les parties de raisonnement y empiètent sur l’action. Mais il vaut par d’autres mérites, par une simplicité, un naturel, et si l’on veut par un réalisme qu’on n’a pas assez remarqué. Il y avait dans l’Étape un recours à des moyens d’espèce toute romanesque, et il n’avait fallu rien de moins à l’auteur qu’un faux, une tentative de chantage, un avortement et des coups de revolver pour mener à bout sa démonstration. Ce sont des argumens voyans et bruyans. Dans Un divorce on ne trouve rien qui tranche sur les incidens ordinaires et je dirais sur la médiocrité de la vie courante. Deux époux qui n’ont l’un à l’autre aucun reproche à se faire, se sentent pourtant devenir comme étrangers ; sans qu’ils s’en doutent, d’anciennes influences se sont réveillées, le fond de l’âme affleure. Un jeune homme va faire un sot mariage : le second mari de sa mère essaie de l’en dissuader : il échoue parce qu’il n’a pas l’autorité qui n’appartient qu’au vrai père. Ce sont de ces drames intimes qui se jouent tous les jours dans la vie familiale et dont la rumeur assourdie parvient à peine à l’oreille distraite du public. Au point de vue de l’art, cette absence de tout élément romanesque et de tout moyen artificiel est peut-être ce qu’il y a dans l’œuvre de M. Bourget de plus remarquable et de très nouveau.

Reste à nous introduire dans le monde ouvrier, à soulever devant nous cette question du capital et du travail, dont l’antagonisme savamment entretenu va chaque jour en s’exaspérant. Quel peut être l’état d’esprit d’un industriel d’aujourd’hui et n’est-il pas sur certains points semblable à celui où se trouvèrent aux approches de la Révolution des aristocrates attachés au régime qui avait tout fait pour eux ?