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flottante, solennelle et toujours prête. Appartenant par quelques liens aux partis divers, offrant à tous sécurité par ses doctrines et confiance par sa conduite, cher à ses compatriotes par la facilité de ses allures et la pompe de sa rhétorique, il pouvait devenir la voix de la déception publique et donner à la ligue des honnêtes gens un chef républicain, d’autant plus redoutable. Mais que lui aussi reçût une fonction, elle serait un gage donné en sa personne aux modérés de toute couleur. Fût-il seul à penser ainsi, pourvu qu’il acceptât, les mécontens seraient comme décapités. Or, en chassant de son siège le procureur général, les initiatives révolutionnaires avaient rendu vacante une charge pour laquelle Saint-Gresse, jurisconsulte suffisant, orateur facile, caractère intègre, était fait, et qui n’était pas moins faite pour lui ; car elle offrait à un homme dépourvu de fortune et près de l’âge où la confiance en l’avenir décline avec les forces, un asile honoré et brillant. Dès le 6 septembre, Saint-Gresse était procureur général, et Duportal prenait possession de la préfecture.

Les natures despotiques n’ont pas besoin d’avoir été contredites pour deviner les obstacles menaçans pour leur toute-puissance. Duportal vit de suite ce qu’il avait à craindre de la commission départementale. Usurpatrice, par sa création même, de tous les droits exercés par le préfet impérial, elle ne pouvait agir ni décider, sans soulever par chacun de ses actes autant de conflits avec le préfet républicain. Et dans ces conflits, Duportal pressentait la disgrâce la plus dure pour un démagogue, si, aux mesures qu’il prendrait au nom de l’État, la commission opposait des mesures révolutionnaires et tournait contre lui, comme contre un transfuge, le parti avancé. Or la commission serait ce que la feraient deux de ses membres qui en étaient les maîtres, Manau et Cousin, tous deux hommes de palais, donc, s’ils le voulaient, hommes de chicanes. Manau, à qui l’Empire avait fait l’honneur de le traiter en adversaire dangereux, devait son importance à ces rigueurs. Elles avaient tendu toute sa volonté vers les représailles. Sauf ces extrémités de ses épreuves et de ses sentimens, rien en lui que d’ordinaire, et cette médiocrité avait complété sa fortune. C’est la marque et parfois la faiblesse des forts, qu’ils comptent sur eux seuls pour faire leur chemin et leur place. Manau, conscient qu’il n’était pas de ceux-là, avait d’instinct cherché hors de lui la force où se joindre,