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stratégique est de relier Port-Arthur avec Moscou et Pétersbourg. Je m’en aperçois bien, à mesure que j’avance le long de la ligne. Elle est construite entièrement par des troupes russes et des ingénieurs militaires, sous la direction d’officiers. Pour l’instant, elle est loin d’être achevée et je n’en suis ainsi que mieux à même d’examiner l’intéressant travail en cours. Il est mené à grande allure : des milliers de coolies s’agitent sous les ordres des Cosaques. Le sable est voiture dans des brouettes ; des traverses sont déchargées, des rails rivés, le tout en même temps par différentes équipes. Le système de construction est le même qu’adopta avec tant de succès pour le Transcaspien le général Annenkoff.

J’ai tout le temps d’y concentrer mon attention, car il n’y a rien d’autre à voir. Nous traversons la bordure nord-est du désert de Gobi, et, si jamais désert mérita son nom, c’est bien celui-là. Le Sahara a le charme des tropiques ; le désert d’Arabie a la beauté d’un ciel sans nuages ; le désert de Bikanir doit aux teintes d’or du soleil indien un certain prestige ; mais le désert de Gobi est une terre de parfaite désolation. Un ciel de plomb pèse sur une étendue de poussière grise — de la cendre plutôt, — et quand le vent la soulève en tourbillons, elle obscurcit à la fois la terre et le ciel et ensevelit tout sous son lugubre linceul. Pas un village en vue, pas même une habitation solitaire ; les seuls êtres vivans de ces régions semblent être les troupes russes et les légions de coolies travaillant sous leurs ordres.

Avant d’aller plus loin, je dois expliquer que je voyage en train de marchandises. La ligne, comme je l’ai dit plus haut, n’est pas terminée ; les stations ne sont pas construites ; chefs de gare et employés vivent dans des abris ou campemens provisoires. Il n’y a pas de guichets ouverts et on ne délivre pas de billets. Des trains, chargés de matériaux de construction, vont et viennent dans les deux sens, transportant quelquefois des ouvriers ou des gens en rapport avec l’entreprise. Il a fallu une permission spéciale des autorités pour que je puisse prendre cette voie. J’étais largement préparé à en voir de rudes, et les administrateurs ne m’avaient pas dissimulé que rien n’était encore installé pour la commodité des voyageurs. On ne me promettait même pas de pouvoir atteindre Port-Arthur sans interruption, car quelques-uns des ponts provisoires avaient été enlevés par les pluies d’automne, et les remblais, d’ici et de là, entraînés par les inondations. Mais on avait mis à ma disposition