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suis pas trompé dans mes inductions, quand nous arrivons à un pont qui lance son arche délicate par-dessus une crique. Ce dut être jadis un beau pont, sculpté dans le style chinois, de grande beauté architecturale. Je descends le regarder de plus près et détacher la boue qui l’incruste, pour voir de quelle matière il est fait ; je vois qu’il est en marbre blanc.

Après avoir passé le pont, la route devient encore pire. Non seulement je suis cahoté de haut en bas, mais encore je suis rejeté d’un côté à l’autre, heurtant de la tête la capote et le cadre de bois. Au bout d’un mille, je n’y puis plus tenir : je sors de la voiture et monte sur une des mules. Mais le califourchon sans selle sur une maigre mule de Mandchourie n’est pas non plus une très commode façon d’aller, et l’on peut imaginer mon désespoir. Je suis perdu au milieu d’un pays inconnu, entouré d’un désert qui semble encore plus désolé sous cette inondation ; la pluie tombe comme si toutes les cataractes du ciel étaient ouvertes ; le petit cocher qui me tient à sa merci peut fort bien être un assassin ; et mon vocabulaire se borne à deux mots, how-di et poo-how (ils s’écrivent peut-être tout différemment, mais se prononcent ainsi), dont le premier signifie tout ce qui est bon, joli, agréable — je n’ai point occasion d’en faire usage, — et l’autre, tout ce qui est le contraire ; et je suis tout à fait las de l’employer, à cause de son impuissance à améliorer la situation.

Le long de la route nous ne rencontrons personne, si ce n’est pourtant une petite voiture pareille à la mienne, dans laquelle je compte au moins dix occupans, dont quatre assis sur les brancards, d’autres sur les mules, et quelques-uns en dessus de la capote. Je ne puis deviner combien il y en a à l’intérieur. Tous les voyageurs d’extérieur portent d’énormes parapluies en toile huilée, de la même teinte d’or que celui de mon cocher et ont l’air d’autant d’énormes soleils en fleur. C’est vraiment une leçon de voir ces gens, parfaitement heureux dans de telles conditions, rire et plaisanter : je secoue l’eau de mes vêtemens saturés et je me sens un peu mieux. Mais comme la nuit commence à tomber et que la désolation devient plus accablante, mon courage ne fait que décliner d’heure en heure. L’obscurité magnifie chaque objet en quelque chose de plus ou moins fantastique. Les lumières des fermes lointaines semblent des feux follets ; les arbres sont autant de fantômes ; et l’aboiement des chiens fait penser aux dragons hurlans qui, comme chacun sait, sont