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une flamme sulfureuse, dont la lueur fait paraître les hôtes de la pièce encore plus terribles. Il y a au moins une douzaine d’hommes, accroupis sur le sol ; d’autres sont couchés sur le banc de terre qui fait tout le tour de la salle. Chacun fume une pipe en bronze, où brûle l’opium. A mon entrée, ils semblent s’éveiller de leur torpeur, et, dans leurs petits yeux, l’étonnement, la curiosité, la méfiance et la haine éclatent ensemble. Toute l’hostilité de l’Orient contre l’Occident se lit dans leur attitude. Les mauvais sentimens de la race jaune à l’égard du « Diable blanc » se manifestent dans toute leur âcreté et dans toute leur force. Je dois reconnaître que je ne me sens pas à l’aise dans cette nouvelle société. Seuls, le profond intérêt que m’inspirent ces gens, cette maison, cette salle, la nouveauté de la situation et ma curiosité passionnée de la nature humaine peuvent me soutenir. Que va-t-il arriver ? Vont-ils rester passifs ou me tuer ? En même temps, ils soumettent Li-Hu à un interrogatoire en règle. C’est un vrai régal d’observer le débat. Sans comprendre la langue, il est assez facile de suivre sur quel terrain portent les questions. « Qui est-il ? — Où va-t-il ? — Qu’a-t-il avec lui ? »

A l’expression de Li et à son hésitation, je puis voir que ses renseignemens sur son voyageur ne sont pas satisfaisans ; en même temps, j’observe avec intérêt quelle habileté il met à composer la sorte d’histoire qui pourrait lui être la plus avantageuse à lui-même. Il y a deux forts argumens en ma faveur dans son esprit : d’abord, je ne l’ai pas encore payé, et en second lieu j’ai été remis entre ses mains par le chef de gare, qui le connaît. Je perçois aussi qu’il ne désire pas exciter l’animosité des autres hommes. En conséquence, il se tait sur mon wagon spécial, probablement d’après la recommandation du chef de gare ; et à sa figure, à la manière dont il retourne ses poches, je comprends qu’il me représente comme un pauvre missionnaire qui va se faire payer à la banque de Moukden et dont l’enlèvement ne rapporterait rien à personne.

Les minutes traînent comme des heures et la nuit comme une éternité. Aussi, pour passer le temps, je commence à dessiner aux crayons de couleur. Serait-ce que cela les intéresse ? Je ne sais mais ils s’assemblent autour de moi et je n’ai jamais eu de spectateurs plus complaisans. Les mêmes hommes qui, il y a quelques instans, auraient pris ma vie ou tout au moins ma