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chemins du monde), les caravanes interminables d’ânes et de mulets entraient, sortaient par ses trente-six portes, et faisaient voyager sur leurs bâts sa fortune. Aujourd’hui encore, un des caractères de Sienne, ce sont les écuries innombrables qui exhalent dans ses ruelles leur odeur de paille foulée, et sont pour la ville montagnarde ce que, pour Venise, seront son port et ses bassins d’échouage. Mais sa principale industrie, c’est alors le trafic de l’argent. Sienne est, à cette date, la plus grande puissance financière d’Europe. La France, la Flandre, l’Angleterre sont couvertes de ses comptoirs. Banquiers du Pape et de l’Empereur, prêtant à Dieu et à César, les Siennois opèrent des coups formidables. Ce trait étonnera chez ce peuple mystique. Mais chez lui l’amour de l’argent devient une forme de l’amour de la patrie. La veille de la bataille de Montaperti, un Salimbeni proposa de prendre à ses frais la solde des Allemands envoyés par Manfred, et de la payer double : ce fut une somme de cent vingt mille florins d’or, qu’il apporta, séance tenante, sur une charrette drapée d’écarlate et couverte de rameaux d’oliviers.

La puissance de Sienne avait une ennemie : Florence. Sienne est gibeline, Florence guelfe. Chacune d’elles, sans sa rivale, serait souveraine en Toscane. Toutes deux ont des ambitions égales, un égal besoin de s’étendre. Le conflit est inévitable et les frontières sont indécises. Ce qui rend le duel nécessaire, ce n’est pas seulement l’opposition des politiques, la concurrence des intérêts : c’est quelque chose de plus profond et de plus fort, une haine de tempéramens. L’étrange, la bizarre, la folle Sienne, ce peuple inexplicable dont quelqu’un a dit qu’il est un cinquième élément, plus subtil que l’air et le feu, était un voisinage insupportable à la positive Florence. Jamais elle ne put souffrir cette race exceptionnelle. Marzocco gronde et gonfle sa crinière à la seule odeur de la Louve. Dante ne place pas une âme siennoise en paradis. C’est aux Siennois qu’il réserve dans l’enfer quelques-unes de ses tortures les plus exquises. Il regarde l’un de ces damnés déchiré par ses compagnons dans le marais de Phlégias, boueux, souillé, sanglant, horrible, et ajoute ce cri féroce : « J’en rends encore grâces et louanges à Dieu ! » Sienne, de son côté, n’est pas mieux disposée à l’égard de « cette canaille » de Florence. Au bout d’une centaine d’années de petites guerres et d’empiétemens réciproques, une querelle plus grave éclata : les deux peuples se ruèrent l’un sur l’autre. Le