Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 23.djvu/461

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

transporter la conception dans tous les ordres de l’activité humaine et de l’appliquer à l’histoire des sociétés. Parce qu’au XVIIe siècle un élève ordinaire savait plus de physique qu’Archimède, qu’il en sait au XVIIIe siècle plus que Newton, et que d’un prêtre de Memphis à Euler s’étend une chaîne ininterrompue, Condorcet en conclut que chaque époque, marquant une étape dans la marche en avant de l’humanité, réalise une forme de vie meilleure et une plus grande somme de vertu. Il ne lui suffit pas même, pour l’avertir de son erreur qu’il rencontre sur son chemin le christianisme. La passion antireligieuse elle-même ne le met pas en garde contre ce dogme auquel reste attaché son nom : celui de la « perfectibilité indéfinie. » Il l’expose dès les premières pages de l’Esquisse avec une intransigeance ou une sérénité qui confondent. « Il n’a été marqué aucun terme au perfectionnement des facultés humaines, la perfectibilité de l’homme est réellement indéfinie, les progrès de cette perfectibilité désormais indépendante de toute puissance qui voudrait les arrêter n’ont d’autre terme que la durée du globe où la nature nous a jetés. Sans doute ces progrès pourront suivre une marche plus ou moins rapide ; mais jamais elle ne sera rétrograde… » Et nous voilà garantis contre toute éclipse du génie humain, assurés contre tout retour offensif de barbarie !

Si l’on veut se rendre exactement compte du sens où Condorcet emploie ces mots de perfectibilité indéfinie, qu’on aille aux dernières pages du livre où, dans une espèce de vertige de l’imagination, il se représente une humanité douée de facultés supérieures à celles dont elle a été jusqu’ici pourvue. Pourquoi ne pas admettre que, par le jeu de l’hérédité, les générations se transmettent des facultés sans cesse accrues ? en sorte que, de l’une à l’autre, on constaterait une somme toujours plus grande d’intelligence, de force de tête, d’énergie de l’âme ou de sensibilité morale ? Et qu’y a-t-il d’absurde à supposer que les limites de la vie arriveront à se reculer sans aucun terme assignable ? « Sans doute l’homme ne deviendra pas immortel, mais la distance entre le moment où il commence à vivre et l’époque commune où naturellement, sans maladie, sans accident, il éprouve la difficulté d’être, ne peut-elle s’accroître sans cesse ? » C’est d’après cette idée du progrès entendu au sens de la perfectibilité indéfinie, que Condorcet ordonne la série des « époques » dont la progression compose à ses yeux l’histoire de l’humanité. Mais il ne lui suffit pas qu’elle lui serve à mettre de l’ordre et de la clarté dans le chaos des siècles passés : elle doit être aussi bien valable pour l’avenir. Et