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Tandis que les Confessions d’Augustin sont le livre d’un homme heureux, le Secret de Pétrarque nous présente l’image d’un homme toujours inquiet, toujours désolé. Mais si l’on considère maintenant les effets qu’ont eus, pour la vie sociale, l’équilibre constant où est parvenu le pécheur de Tegeste et l’agitation impatiente parmi laquelle a toujours navigué le poète de Laure, on doit reconnaître que cette dernière a été bien plus utile et plus productive… Il est certain que la lutte soutenue par Pétrarque est la lutte de l’homme qui a compris déjà, quelque confusément que ce soit, que, si c’est dans la vie terrestre que l’on sème, c’est aussi dans cette vie terrestre que l’on récolte. Le conseil qu’il a donné, dans une lettre, à son propre fils : « Efforce-toi et élève-toi ! » il l’a adressé aussi, du seuil du moyen âge, à toutes les générations qui l’ont suivi, leur enseignant que la raison de leur existence, l’unique preuve de leur dignité, consiste dans cette élévation morale et intellectuelle, indépendante de toute finalité religieuse d’outre-tombe. Du recueillement égoïste d’Augustin, trouvant tracée dans le dogme catholique la seule voie permise à l’activité de sa pensée, en même temps qu’il y trouvait un refuge à toutes les volontés de son cœur, jamais d’un tel état d’esprit n’auraient pu naître aucun progrès, aucune révolution, aucune victoire. Et, au contraire, de cette inquiétude douloureuse qui tourmentait l’esprit du pauvre Pétrarque, c’est d’elle qu’est venue l’impulsion à gravir l’échelle infinie des conquêtes humaines ; c’est d’elle qu’est sorti le programme des temps nouveaux, qui se résume dans cette douloureuse, mais grande parole : « Souffrir pour agir ! »


Émerveillé de la grandeur, de la beauté, de l’incomparable efficacité d’une telle conception de l’idéal moral, M. Segré ne peut pas se résigner à admettre que l’homme qui l’a préparée, le « premier homme moderne, » soit lui-même resté entièrement fidèle à l’« égoïste » et stérile conception chrétienne. A toute force, il entend que Pétrarque ait été déjà un libre-penseur ; et, avec un zèle singulier, c’est expressément dans les actes les plus pieux de la vie religieuse du poète qu’il s’en va rechercher des preuves de son impiété. Après avoir étudié, de la façon qu’on a vue, l’origine et la portée des dialogues sur le Mépris du Monde, — écrits par Pétrarque pour lui seul, dévotement, en présence de Dieu, — il consacre la seconde des doux principales études de son livre au récit du pèlerinage de Pétrarque à Rome pendant les fêtes du jubilé de 1350. C’est Pétrarque, on le sait, qui, dès 1342, a le plus vivement sollicité du pape la promulgation de ce jubilé ; et l’on sait aussi comment, dans l’hiver de 1350, fatigué et malade, l’âme toute remplie de deuils, il a tenu à faire le long voyage de Rome, où cependant il n’y avait pas une pierre qui n’eût à raviver en lui de cruels souvenirs. Rien d’autre ne l’attirait à Rome, certainement, cette année-là, que le besoin d’accomplir son devoir de chrétien. Oui : mais, d’abord, — nous dit M. Segrè, — pourquoi ne s’est-il mis en route