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nombre d’hommes chassés de leur patrie par la misère, l’instinct vagabond, parfois les crimes. Les équipages étrangers se composent de marins, la plupart honnêtes, tous disciplinés à leur bord : mais leurs vertus se fatiguent de la rude clôture, le port est la relâche où ils se délassent de toutes les contraintes, et, dès qu’ils touchent le sol ferme, les hommes de mer ont ce qu’on pourrait appeler le mal de terre, une fièvre de brutalité dans les plaisirs, les ivresses, les colères, un instinct de licence d’autant plus audacieuse, que les matelots, hors de leurs pays, se sentent défendus contre les châtimens par l’asile de leurs navires et la brièveté de leurs séjours. C’est pourquoi, lorsque Marseille s’agite et s’enfièvre, il n’y a pas seulement à redouter dans ses troubles les excès habituels aux révolutionnaires français ; pas seulement les véhémences d’une population, qui tour à tour exposée aux violences du soleil et à celles du mistral, a appris des élémens à être soudaine et impétueuse comme eux ; mais une promptitude à commettre les actes irréparables, une spontanéité de fureurs, une absence de pitié, où se manifeste un sang plus sauvage et plus cruel.

En 1870, les raisons de mécontentement ne manquaient pas à Marseille, quelques-unes avaient grandi avec sa prospérité. Cette prospérité s’était, durant des siècles, amassée dans le vieux port, que, de plus en plus, elle encombra. Faute de place il ne reçut pas l’outillage que de plus en plus réclamaient les chargemens et les déchargemens des navires : pour accomplir l’immense besogne à bras d’homme, il fallut sans cesse accroître le nombre des portefaix. Leur foule, à son tour, se faisant obstacle à elle-même sur les quais, acheva de rendre si compliquées et lentes les opérations dans le vieux port qu’enfin, sous le second Empire, on avait creusé les bassins de la Joliette. À ce port nouveau, conçu d’ensemble et fait d’un coup, il était facile de donner toutes les installations qui rendent les mouvemens de matériel simples et rapides. Mais les portefaix étaient devenus une influence en devenant une foule, et leur corporation était hostile à un progrès funeste pour elle. Entre les intérêts du commerce qui réclamait les plus parfaites installations, et l’avantage des ouvriers qui trouvaient dans l’imperfection de l’outillage l’emploi assuré de leurs bras, le gouvernement avait connu les embarras de son omnipotence : la logique de son œuvre s’était infléchie sous la poussée de sollicitudes contraires.