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leurs tendances eût dû les pousser jusqu’à Gaston Crémieux. Mais ils étaient retenus par un sentiment plus fort encore : la fidélité à leur intérêt. Rompre avec le Conseil et Labadié, était perdre la chance inespérée qui les élevait aux fonctions publiques, les associait aux chances durables d’un régime reconnu par la France ; or tout l’emportement de leur passion provençale les soulevait vers ces hauteurs solides. Résolus à ne les pas quitter, ils voulaient ne pas laisser à Gaston Crémieux la primauté du renom révolutionnaire, et se garer contre les caprices de la foule, qui demain, conduite par lui, les balaierait peut-être, comme ils avaient chassé le préfet impérial. Il leur fallait une puissance d’opinion et une force matérielle. Ils virent qu’ils pouvaient s’assurer l’une et l’autre.

Parmi les envahisseurs de la Préfecture, le plus grand nombre s’était contenté d’y passer ; mais ces flots, en se retirant, faisaient un dépôt plus stable, et quelques centaines d’hommes y restaient établis, se donnant la charge de veiller sur le nouveau pouvoir. Ils se montraient de ceux pour qui l’émeute est le commencement d’une fonction. Prolétaires, et des professions qui exercent la vigueur du corps dans le sommeil de l’intelligence, tous ignorans et presque tous illettrés, ils étaient des idolâtres de la République. Au fond de leur intelligence trouble, elle apparaissait comme l’image sacrée d’un sanctuaire, avec ces clartés faibles qui ne servent pas à voir, mais suffisent à adorer. D’elle, comme d’une providence terrestre, ils attendaient la guérison miraculeuse de leurs maux, et contre elle ils croyaient liguées les coalitions de toutes les forces sociales qu’ils sentaient indifférentes ou hostiles. C’est pourquoi ils s’obstinaient à ne pas quitter la place où recommençait, une fois de plus, leur république. Quelques-uns voulaient prévenir les mauvaises influences sur le nouveau pouvoir, tenir à l’écart ses ennemis déclarés ou hypocrites, l’aider aux œuvres nécessaires : et, dans leur cervelle étroite, où ne trouvaient place ni scrupules de légalité, ni respect pour le droit d’autrui, cette passion avare et soupçonneuse remplissait tout, ne pouvait être combattue par rien, et était prête à se défendre par toutes les énergies de la force matérielle. La plupart, plus brutaux encore, ne songeaient qu’à tirer des circonstances un bénéfice particulier ; toujours obsédés par le souci de pourvoir à leur existence, ils n’attendaient d’aucun gouvernement un bienfait comparable au soulagement de ce souci, et ils