Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 23.djvu/559

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fique. Par malheur, la tendance unilatérale est une maladie de l’esprit humain, qui, attentif à un côté des choses, est, par cela même, distrait des autres côtés. Encore faut-il que celui qui fait profession d’être savant et surtout philosophe ne soit pas aussi exclusif, aussi constamment distrait que le premier venu parmi les hommes primitifs. Nietzsche, notamment, qui se croit le plus raffiné des civilisés, raisonne à la manière des plus humbles sauvages.

Nous avons vu que les darwinistes outrés nous représentent la coopération pacifique, comme une ruse de guerre imaginée par l’égoïsme fondamental de l’être vivant. Sous ses apparences prétendues scientifiques, cette théorie est une vue incomplète et fausse. Que les premiers hommes se soient reconnus plus forts en s’unissant devant l’ennemi commun, et aient ainsi compris l’intérêt de l’association, cela est possible et même probable ; mais, avant cette coopération par intérêt, il y avait déjà eu le rapprochement spontané des êtres semblables sous l’influence de la sympathie. Les animaux eux-mêmes nous en ont fourni un exemple[1]. Quand même un intérêt collectif, plus ou moins vaguement senti, se retrouverait au fond des instincts sociaux, on pourrait toujours dire que l’intérêt est, lui aussi, une ruse de la nature pour pousser l’être au désintéressement. En tout cas, l’origine plus ou moins intéressée du sentiment social, surtout chez les animaux, prouve-t-elle que ce sentiment demeure toujours ou doive toujours demeurer égoïste chez l’être pensant, capable de concevoir autrui et d’aimer autrui ? La réduction pure et simple de la vie humaine à la vie animale, et de la vie animale à l’acte d’incorporation, est un roman féroce inventé par une imagination en délire, qui confond les nécessités premières de la vie avec ses développemens ultérieurs et supérieurs, qui oublie la pensée, qui oublie l’amour, qui oublie la naturelle sympathie du semblable pour ses semblables. Qu’il y ait un fond d’égoïsme essentiel à la vie même, à la vie de l’animal qui doit manger, cela est indéniable ; mais que la vie tout entière soit réductible à l’agression de l’être affamé, que la pensée humaine ne puisse concevoir, aimer, réaliser un ordre supérieur, c’est ce qui ne peut se soutenir sans sophisme.

Les darwinistes et nietzschéens pour qui la lutte dans la société

  1. Voyez, dans la Revue du 15 août 1902, notre étude sur la Morale de la vie chez les animaux.