Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 23.djvu/569

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à vivre dans un milieu défavorable. Sur le pic où meurent les chênes, les mousses vivent encore.

Si un milieu trop défavorable ramène ainsi les animaux à une vie végétative, un milieu trop favorable peut produire le même effet. Que ce milieu rende trop faciles la subsistance et la sécurité de l’animal, celui-ci ne fera plus d’efforts énergiques et variés, en vue de son alimentation ou de sa conservation ; ses organes, non exercés, s’atrophieront peu à peu, il dégénérera. « Faites, par exemple, dit Ray Lancaster dans Dégénération, que la vie du parasite soit une fois assurée, et vous verrez disparaître peu à peu les jambes, les mains, les bras, les yeux, les oreilles : « l’active écrevisse, l’insecte ou annélide, devient un simple sac destiné à ingérer des alimens ou à déposer des œufs, et rien de plus. » Cette réalisation par la nature, de l’idéal auquel s’attachent les utilitaires égoïstes montre, pour le dire en passant, ce que peut devenir un être, chez qui la faim est tout, le travail rien.

La force peut être « une faiblesse, » comme chez les énormes animaux antédiluviens, qui avaient besoin chacun de trop de nourriture pour pouvoir s’associer et se multiplier. Inversement, la faiblesse peut être une force : on a vu l’invasion du gros rat de Russie aboutir à l’extermination de tous les rats gris, alors que la faible souris, par sa petitesse, put se réfugier dans des trous étroits, où l’ennemi ne parvint pas à l’atteindre. Les castors, poursuivis par l’homme, réduits en grande partie à l’isolement, se logent dans les premières cavités venues et perdent peu à peu leur merveilleuse habileté à construire ; dispersés par la persécution, ils dégénèrent ; la vie sociale, avec tous ses travaux, était leur force, et la source de leur valeur individuelle. On a souvent cité un exemple donné par Darwin lui-même. Dans l’île Madère, la plupart des espèces de scarabées sont dépourvues d’ailes et, sous ce rapport, organiquement inférieures. Ce fait tient à ce que les scarabées les mieux conformés, s’élançant trop haut dans les airs, sont entraînés par les vents violens de la région et jetés à la mer. Ils payèrent leur supériorité de leur mort. Au contraire, les espèces qui avaient subi une régression, sous le rapport des ailes, se trouvèrent mieux adaptées au milieu.

Au sein de l’humanité, il y a aussi des milieux sociaux, — je ne dis plus naturels, — qui assurent la supériorité aux infériorités. L’histoire nous montre les sociétés chez lesquelles un