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nouveau. C’est en faisant aimer qu’on l’emporte, plutôt qu’en faisant haïr et craindre. M. Alexander, — un Anglais dont l’esprit positif n’a rien de mystique ni d’idéaliste, — finit par comparer lui-même l’histoire de l’humanité à une continuelle prière adressée à l’idéal. À mesure qu’elle prie, l’humanité égrène un rosaire sans fin : les grains représentent les idées successives du genre humain ; quand un idéal a été vécu et a usé son pouvoir, l’humanité pousse un grain de son rosaire, et « le fil qui les relie, c’est l’amour. » Ainsi entendu, le « darwinisme » n’est plus une doctrine de lutte, mais d’union ; il s’est changé en son contraire.


Nous pouvons conclure que le « darwinisme social, » en ce qu’il a d’exclusif, apparaît au sociologue encore plus faux qu’au biologiste. Le darwinisme social revient à cette assertion contradictoire, où Nietzsche est venu se perdre : que les consciences sont unies par ce qui les désunit ; que la société est constituée par l’insociabilité, l’accord par la lutte, l’essence d’une chose par sa limitation et négation partielle, la lumière par les ténèbres. Le système de Darwin a été la projection sur la nature des conditions compétitives de l’âge industriel dans l’humanité. La loi de sélection, qu’il a mise en évidence, est une explication pour un certain nombre de phénomènes ; elle n’est nullement une théorie générale de l’univers, encore moins une théorie générale de la conduite humaine. Quand on a le plus léger souci de la méthode scientifique, un facteur secondaire et dérivé, comme l’élimination naturelle par voie de lutte pour l’existence, ne doit pas être présenté comme un facteur primaire et originaire, ni amplifié jusqu’à devenir la seule formule de progrès pour la nature, bien plus, pour l’humanité pensante. L’hymne des naturalistes et, encore bien plus, de certains moralistes à la lutte et à la guerre est aussi scientifique que l’hymne d’un mécanicien aux frottemens et aux chocs internes de sa machine : « Quelle belle lutte de rouages ! Comme ils s’entre-choquent avec fracas et se contrarient mutuellement ! C’est le chef-d’œuvre de la science ! » Nietzsche est aussi sensé que ce mécanicien.

La lutte pour la vie n’est pas, nous l’avons vu, le facteur le plus puissant de l’évolution. Ce facteur est, en dernière analyse, l’accord pour la vie. L’association est une loi des sociétés animales, aussi bien que des sociétés humaines ; elle dérive des lois