Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 23.djvu/589

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de chambre, un bonnet de nuit sur sa perruque et un chapeau à plumes sur le tout. Ainsi affublé, il se promenait de long en large, en dévisageant ses domestiques, et malheur à qui ne gardait pas son sérieux.

Il était en même temps avare et libéral, ingrat et reconnaissant, méchant avec délices et toutefois bon ami, très bon parent, sans jamais cesser d’être dangereux. Il entreprit une fois de pousser dans le monde un sien neveu, frais émoulu du Périgord. Il l’équipa de sa bourse, et se donna la peine d’aller le présenter à la cour, où leur apparition fit événement. On se les montrait du doigt, et personne, pas même le Roi, impassible par métier, ne pouvait s’empêcher de rire : Lauzun avait eu la fantaisie de faire habiller son neveu à la mode de son grand-père. Le pauvre garçon se sentait si ridicule qu’il en mourait de honte, et qu’il s’enfuit de Paris sans plus oser se montrer. Son oncle n’y avait certainement pas mis de malice. Il ne s’était pas rendu compte ; il avait un grain de folie.

Ce grain-là, quand il n’est pas trop gros, peut donner aux gens une saveur particulière. Il avait séduit Mademoiselle, qui essayait vainement de le définir, à propos de Lauzun, et se rabattait à conclure : « Enfin il m’a plu ; je l’aime passionnément. » Le Roi n’avait peut-être pas été insensible non plus à ce je ne sais quoi ; mais la vérité oblige à dire qu’il avait été séduit surtout par l’âme de parfait courtisan de ce demi-fou. La cour de France ne possédait pas plus servile devant le maître que « le plus insolent petit homme qu’on eût vu depuis un siècle. » Ce Gascon jouait à Louis XIV des comédies de dévouement et d’admiration absolument éhontées, et qui réussissaient tout de même. Le Roi s’était laissé persuader que M. de Lauzun n’aimait que lui, ne vivait que pour lui, s’absorbait en lui, pour ainsi parler, et le Roi en avait été touché. Il trouvait cela bien. Il était prêt à beaucoup pardonner à l’homme qui donnait un si bon exemple aux autres courtisans.

Lorsqu’on avait fait la part de l’originalité et celle de la bassesse, dans la faveur de Lauzun auprès du prince ; lorsqu’on s’était rendu compte, d’autre part, que Louis XIV n’échappait pas entièrement à la crainte inspirée par son favori ; on continuait à se demander la cause d’une fortune si disproportionnée au mérite. Lauzun était en passe d’arriver à tout, quand le grain de folie le perdit.