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rien de ce que vous m’avez conté : depuis quelque temps, j’ai tout oublié. » Une autre fois, il laissa voir qu’il n’ignorait pas ce qu’il perdait. Elle venait de répéter : « Ah ! cela ne se fera point. » — « Ah ! si, repartit Lauzun, et j’en serai bien aise ; car je préfère votre grandeur à ma joie et à ma fortune ; je vous suis trop obligé pour avoir d’autres sentimens. » — « Il ne m’en avait jamais tant dit, » fait remarquer Mademoiselle. Après ces entretiens, elle allait s’enfermer pour pleurer. L’idée d’épouser Monsieur lui était maintenant odieuse, pour d’autres raisons encore que sa passion.

Non pas qu’elle le soupçonnât d’avoir empoisonné sa femme ; Mademoiselle l’en croyait incapable ; mais elle ne pouvait se faire à l’idée des favoris de Monsieur et de leur toute-puissance dans la maison. L’un d’eux, M. de Beuvron[1], l’avait confirmée dans ses répugnances, en venant insolemment, et maladroitement, l’assurer de sa protection et de celle du chevalier de Lorraine. Il lui avait dit en propres termes : « J’aurais plus d’avantage que ce fût vous qu’une de ces princesses d’Allemagne, qui n’aurait pas un sou de bien, qui fera de la dépense ; et vous, vous en avez beaucoup. Ce que le Roi donne, Monsieur en pourra faire des libéralités ; ainsi nous y trouverons bien mieux notre compte. » Adressé à une princesse aimant autant son argent, ce discours n’était pas habile. La suite le fut encore moins : « Quand nous aurons fait votre mariage, vous nous en aurez l’obligation ; car vous savez bien que nous le pouvons. » Mademoiselle le laissa dire et conta la scène au Roi : « Il vous a parlé comme un sot, » fit Louis XIV avec son bon sens ordinaire.

Elle ne pouvait pas se résigner, et Lauzun tremblait qu’on ne l’en rendit responsable. Il vint une dernière fois trouver Mademoiselle chez la Reine, et lui dit : « Je viens vous supplier très humblement de ne me plus parler. Je suis assez malheureux pour déplaire à Monsieur… Il croirait que toutes les difficultés que vous pourriez faire… viendraient de moi. Ainsi… je n’aurai plus l’honneur de parler à vous. Ne m’appelez point en lieu du monde ; car je ne répondrais pas. Ne m’écrivez ni m’envoyez. Je suis au désespoir d’être obligé d’en user ainsi ; mais c’est une chose que je dois faire pour l’amour de vous. »

  1. Charles d’Harcourt, chevalier, puis comte de Beuvron, était l’un de ceux que le bruit public accusa d’avoir contribué à la mort de Madame.